Petits extraits choisis de l’Envol du Faucon vert, d’Amid Lartane roman noir librement inspiré de l’affaire Khalifa. Un livre fort bien écrit et diablement précis quant à l’ascension du tycoon algérien, ses appuis et ses fêtes. Tout ressemblance avec des personnes et des faits ayant existés est un peu plus que fortuite
« Sa maison, les mauvais plaisants d’Alger la surnomment les Quat’zhectares, comme la prison d’El-Harrach. Quand son protégé, le général-major Lahnèche, le grand chef de la Sécurité militaire, lui rapporta la chose, il ne goûta guère la plaisanterie. C’est avec un grand sérieux qu’il rétorqua qu’ « Alger » se trompait : une telle confusion ne pouvait pro- venir que d’esprits retors et mal informés. Sa résidence était d’une superficie de cinq hectares et trois ares très précisé- ment. Elle servait autrefois de maison de campagne aux deys et les gouverneurs français d’Algérie y prenaient leurs quar- tiers d’été. Le séjour de ces augustes personnages historiques ayant anobli les lieux, l’insulte des Quat’zhectares n’était imputable qu’au mauvais goût proverbial de la chienlit d’Alger.
L’occupant des lieux était si outré que le chef de la Sécurité militaire regretta de lui avoir rapporté la plaisanterie. L’inven- teur anonyme de la boutade — que Lamine Boutramine persistait à désigner sous le nom générique d’« Alger » — aurait en effet volontiers convenu, s’il avait été invité à visiter les lieux, que la comparaison n’était guère de mise entre la maison spacieuse, entourée de vastes jardins entretenus chaque jour par dix hommes de servitude, et l’exiguïté et la promiscuité immonde qui régnent aux vrais Quat’zhectares. Le parc est un dédale d’allées arborées, de parterres fleuris parsemés de plantes rares. Certaines espèces ont été déra- cinées du somptueux Jardin d’essais, le Jardin des plantes d’Alger, situé au pied du musée des Beaux-Arts ; le maître des lieux estime cependant les avoir sauvées des mains destructrices de la plèbe d’Alger. Au hasard d’un ensemble impeccablement entretenu par les Jardiniers, des bustes de Marc-Aurèle contemplent avec sévérité un aréopage hété- roclite de statues puniques. Les vestiges de ces civilisations antiques ne sont-ils pas plus appropriés en ce lieu, plutôt qu’au Jardin d’essais - tout juste bon à abriter des amours furtives et clandestines - ou au musée qu’« Alger » ne fré- quente d’ailleurs jamais ?
Un entrepreneur canadien avait été chargé de réaliser dans la villa de surprenants travaux collatéraux à un contrat public. Une rivière descendant en cascades régulières y a été aménagée. Il faut être fin connaisseur pour identifier d’emblée l’allusion grandiose aux grandes eaux et aux royaux jardins du palais de Versailles. Le Canadien, peut-être pressé de s’extirper de Barbarie, n’avait pas scrupuleusement res- pecté les dures rigueurs de la géométrie versaillaise. Mais comme le propriétaire n’y avait vu que du feu, l’entre- preneur empocha les bénéfices et s’estima sauf, se jurant de ne revenir qu’après avoir reçu des garanties politiques plus solides.
Dans l’immense salon où Si Lamine reçoit ses invités, le design le plus avant-gardiste télescope des séjours mau- resques et des meubles Louis XVIII ; de vieux coffres berbères raflés dans les sièges des anciennes igamies cohabitent avec des meubles aux dorures clinquantes ; des fauteuils de styles disparates sont installés dans les différents coins, face aux fenêtres ouvrant sur l’immense jardin. À défaut d’être harmonieux, c’est imposant.
Un haut responsable d’une banque publique, amené de basse nuit par des coursiers silencieux pour s’expliquer sur les lenteurs dans le traitement d’une affaire de crédit, affirme que, malgré son indicible terreur, il avait été surtout horrifié par l’ampleur du mauvais goût… Depuis, il a mis un continent et un océan de distance entre lui et Boutra- mine. Et il jure encore, sur la tête de sa mère, que ce n’est pas la frayeur d’un enlèvement nocturne mené avec la brutalité d’un commando qui l’a poussé à prendre le large.
Il s’en est expliqué plus tard dans un mail adressé à un ami qui lui reprochait d’avoir abandonné trop facilement la partie. « J’aurais supporté la dictature, n’étant pas moi-même particulièrement porté sur la démocratie. J’aurais supporté le cynisme, ne croyant pas qu’on puisse gouverner un pays aussi improbable que le nôtre sans en avoir une sacrée dose. Mais le mauvais goût au pouvoir, ce déploiement d’opulence clin- quante, cela m’a été insupportable. Tant d’intelligence se prosternant avec empressement devant cette incarnation parfaite du parvenu ! Les voies de la conscience étant impé- nétrables, la mienne s’est réveillée dans le quart d’heure stupide passé une nuit d’hiver dans un salon délirant, réalisé selon toute probabilité par un décorateur égyptien para- noïaque qui a dû poursuivre des études titubantes au pays du Danube de la pensée. Je n’oublierai jamais, dans le fin fond de ce nouveau pays qui me sert de refuge et de patrie et où j’écoute le cœur déchiré des chants chaâbi, je n’oublierai jamais ces lustres libano-vénitiens, ces toiles pourpres et marronnasses qu’un peintre orientaliste incertain, dont la seule originalité a été une douteuse conversion à l’Islam, avait sans doute commis dans un pur moment d’égarement. »
Depuis ce quart d’heure de terreur relaté par ce financier, des présents venus d’amis, de princes et de rois ont enrichi la demeure du propriétaire. Et contrairement aux réserves du banquier déserteur, cette demeure-là a suscité bien des envies dans le sérail. Même le général-président, qui avait conclu dans ces lieux le contrat non écrit l’ayant mené aux cimes, n’a pas réussi à réprimer sa jalousie. Un jour, alors qu’il expédiait avec Boutramine des affaires urgentes, il avait confié d’un ton badin : « Ta demeure est si belle qu’elle devrait être nationalisée. » La main sur le cœur. Si Lamine avait répondu à brûle-pourpoint que si cela servait les intérêts de la Nation, il serait prêt à l’abandonner pour rien et à l’offrir à l’État ». […]
« Souriant benoîtement, discrètement parfumé. Lamine Boutramine lança un « Surtout, ne vous levez pas ! » qui pétrifia littéralement Smendou, bloqué en solitaire dans son fauteuil au milieu de la petite compagnie de personnages importants, debout, dans une posture d’attente respec- tueuse.
Le maître des lieux s’excusa de son retard en invoquant les affaires de l’État qui, bien sûr, ne pouvaient attendre. Il serra chaleureusement les mains de ses hôtes et se déplaça même pour aller prendre vigoureusement celle d’un Smendou suant à grosses gouttes en se demandant si son incapacité à se mettre sur ses jambes n’allait pas défini- tivement le mettre hors de combat dans l’âpre bataille de l’avancement. Mais Boutramine, déjà installé dans son fauteuil, manifestait une telle empathie à rassemblée qu’il estima que rien n’était perdu et que ses chances étaient encore intactes.
Le général engagea la discussion : il venait de s’entretenir avec le prince héritier d’un pays cousin et l’avait convaincu de ne pas trop faire jouer la pompe afin de préserver un « niveau de revenu acceptable pour le pétrole ». Dans quelques jours, l’OPEP devait se réunir à Vienne et il avait préparé le terrain - discrètement, mais avec une force de persuasion indéniable.
Voyez-vous, l’ennui avec nos frères princes du Golfe,
c’est qu’ils n’ont vraiment pas conscience de leur poids… Ils
ne connaissent pas la façon de fonctionner des grands chefs
occidentaux…
Cette introduction prononcée avec lenteur, entrecoupée de longs silences, à la fois pour accentuer la confidentialité et le rôle déterminant du maître, inspira l’emphase du ministre de l’Argent : ,
— Le ministre du Pétrole vous doit sa réputation usur- pée, mais la patrie vous doit sa bonne santé financière, Blême si elle ne le sait pas. Comme le disait fort justement Winston Churchill : « Jamais un aussi grand nombre d’hommes n’a dû autant à un aussi petit. »
Lamine Boutramine apprécia, mais il prévint toutefois Zine Fertasse que ses propos, s’ils étaient repris dans des cercles malintentionnés, pourraient susciter des jalousies. L’exaltation du ministre retomba, mais son admiration et sa reconnaissance n’en furent que plus vives. Boutramine était un génie méconnu de la gouvernance ! Il ne parlait pas beaucoup, il savait se mettre dans l’ombre. Il encaissait avec un silence chargé de mépris toutes les rumeurs qui étaient colportées sur son compte. Il connaissait si bien les ressorts qui stimulent les ambitions sans gloire qu’il en était arrivé à cette certitude intime et quasi mystique — comme le serait celle d’un jeune salafiste sublimant dans une foi bigote des pulsions inassouvies - qu’il incarnait la continuité de l’État.
Un responsable politique de l’ancienne métropole dont l’étoile pâlissait et qui, mécontent de ne plus recevoir l’aide financière habituelle par le canal luxembourgeois habituel, Pavait ainsi traité un jour, dans un cercle privé, de « petit Mazarin de Barbarie ». Bien sûr, le propos fut immédiate- ment rapporté. N’ayant qu’une connaissance diffuse de l’histoire de France, il fut plutôt rassuré d’apprendre que Mazarin était un cardinal important qui savait manier avec grand talent l’argent et le pouvoir. « Cardinal ? Pas mal », avait-il commenté, se promettant in petto d’envoyer une mise en garde au politicien blanc pour lui rabattre le caquet.
« L’astuce, vois-tu, c’est d’être au centre de tout sans jamais être sur le devant de la scène », avait-il expliqué un jour à son neveu Zerrouk Talagueni alors qu’il le sermonnait au lendemain d’une nuit particulièrement agitée dans la zone protégée du Club des Pins. Rejeton type de la nomenkiatura,
Zerrouk avait ce soir-là ingurgité des dizaines de verres de whisky, un bon nombre de joints et des pilules miracles, puis était sorti régler à coups de pistolet une dispute au sujet de la répartition des bénéfices de sa dernière combine.
Des gendarmes, inquiets à l’idée que leur passivité ne leur soit reprochée et craignant que l’engeance des chefs ne produise un scandale hors de proportion, avaient dû inter- venir pour empêcher le massacre. Aucun fils de famille n’avait été touché pendant l’échange de tirs, qui ne dura pas moins d’une demi-heure, mais deux gendarmes avaient été grièvement blessés. Évidemment, aucune enquête policière ou judiciaire ne fut diligentée, aucun rapport ne fut rédigé et les armes saisies furent restituées avec les excuses d’usage à leurs propriétaires.
Au Club des Pins, « résidence d’État » en bord de mer
haut lieu de détente sécurisé, réservé aux courtisans bien
vus -, l’histoire fit grand bruit et finit par sortir de l’enceinte
pour se répandre en ville. « Alger », comme disait avec dépit
Lamine Boutramine, avait repris l’histoire à son compte…
Elle en rajoutait, elle brodait et, avec une joie mauvaise,
dressait un bilan d’au moins quinze morts et de trente-trois
blessés… « Tu vois, ce n’est qu’une vétille, mais regarde ce
qu’Alger en fait. » Zerrouk Talagueni en avait été quitte pour
aller se ressourcer quelques semaines en Amérique, se refaire
une santé dans les montagnes du Colorado.
- Qu’est-ce que je vous sers. Si Lamine ? demanda Terfous.
Ah, je crois que je vais opter pour le café, comme notre brillant gestionnaire.
Le visage de Smendou s’éclaira littéralement, il était reconnu, traité en égal par le grand vizir de l’ombre. Le vice-président de l’Omnium sentit même des forces revenir à ses courtes jambes. Ah, le café !
Pressé d’en finir avec l’objet officiel de la réunion, le géné- ral Boutramine demanda à Bouflissa des nouvelles de sa fille.
- Dieu merci, elle va bien. Elle travaille beaucoup pour terminer sa thèse de doctorat en histoire et (être prête pour l’heureux événement.
Nous sommes impatients de voir ces jeunes s’élancer dans la vie. L’avenir leur appartient.
C’est par ces mots que Si Lamine donna ainsi publi- quement Fonction cardinalice à l’union des deux familles.
Sortant de la contemplation de son verre de whisky, le général Zaâma surprit tout le monde en déclamant, un trémolo dans la voix et dans un arabe classique particulièrement châtié :
- L’argent et les enfants sont les parures de la vie ter- restre !
Découvrant qu’il n’était pas le seul à avoir acquis les rudiments de langage religieux, Bouflissa approuva, en français :
- C’est le verset adéquat, celui qui s’impose pour la circonstance, même les barbus l’approuvent désormais.
Je pensais que c’était tiré d’un poème !
Le général Zaâma était confus. Il avait demandé à l’un de
ses subordonnés ce qui pouvait être dit en pareilles
circonstances. L’adjoint lettré avait suggéré la formule, sans
préciser son origine coranique. Sa confusion provoqua une
hilarité générale et Moumen Terfous se risqua à ce qui lui
sembla être de l’esprit :
Les voies du Seigneur sont impénétrables, mon cher
général !
Puis on parla du chef de la milice des barbus : il avait remisé ses pétoires pour s’engager dans le maquis du négoce. Il était tellement atteint par le syndrome de l’achat et de la vente qu’il était en permanence pendu à son téléphone satellitaire (gracieusement fourni par la Sécurité militaire) pour demander des sauf-conduits à des containers de fripes en provenance de Turquie. Le général Zaâma, qui était allé dans la montagne négocier sa reddition quelques mois plus tôt, se rengorgea :
Je lui ai expliqué que grâce à son copain Ben Laden,
nous avons désormais la latitude de le gommer radica-
lement, lui et toute sa tribu, avec les félicitations de tout le
monde en prime. Un vrai minable, un pauvre type. Il ne
m’a même pas parlé de ses copains, tout ce qu’il voulait,
c’était avoir bon un gagne-pain…
Un gagne-petit, se risqua Zerrouk Talagueni, qui était resté jusque-là silencieux en observant avec attention son oncle.
On leur a brisé les reins à ces va-nu-pieds, à cette racaille. Ce ne sont plus que des débris, ajouta le général Zaâma qui, l’efFet du whisky aidant, était prêt à se lancer dans révocation des grandes épopées de pacification conduites dans les djebels infestés de barbus.
Ahmed Bouflissa, saisissant au vol une ombre d’agacement sur le visage rondouillard du général Lamine Boutramine, détourna avec art la discussion :
Le problème, Si Lamine, voyez-vous, est que l’horizon politique et sécuritaire est maintenant éclairci, mais il reste plombé par notre incapacité générale à mettre en marche l’économie.
Tu as raison, mon ami, c’est trop lent tout ça, nous donnons trop de temps à nos ennemis pour se refaire une santé au lieu de les enterrer pour de bon !
Toutes nos grandes initiatives stratégiques sont bloquées par l’absence de managers convaincus, des hommes d’action, d’authentiques entrepreneurs modernes.
J’ai appris qu’un jeune homme prometteur était sur le point de lancer une banque, comment s’appelle-t-il déjà ?
Ah oui. Si Lamine, il s’agit d’Oulmène Mokadem, s’exclama BouHissa. C’est le fils de Kheloufi Oulmène, un vrai patriote, un baroudeur de la guerre de libération, un grand serviteur de l’État trop tôt disparu. Son fils, un garçon admirable, est en train de secouer une économie de boutiquiers sans envergure. Ce jeune homme d’affaires ira loin, je vous l’assure, il est en train de démontrer par son dynamisme que les entrepreneurs publics commettent un vrai crime économique contre la patrie. Leur inertie est coûteuse. Si Lamine, et si on ne fait rien, l’intégrisme qu’on a vaincu va renaître de ses cendres.
Ah, ces banques publiques ! En dormant sur leurs lauriers elles contribuent, c’est vrai, à nous fabriquer des desperados ! Il faudra aider ce jeune homme à vaincre l’hydre bureaucratique.
Zine Fertasse s’estima d’emblée investi de la mission :
Ce jeune homme mérite notre soutien ; non seulement
il est issu d’une lignée de patriotes, mais il est l’exemple
même que je donne aux cadres du secteur public qui
n entreprennent rien et qui, même pour engager une secré-
taire, attendent une instruction ministérielle. En tout cas, à
notre niveau, nous veillerons à l’aider à éliminer les obstacles
qui pourraient se dresser contre lui.
Si Lamine était d’accord. » […]
« Nasreddine Tchabtchak, président de la Banque centrale nationale, eut des sueurs froides toute la journée. Zine Fertasse, paniqué, lui avait intimé l’ordre d’alléger les procé- dures d’agrément de la banque Oulmène. Ce matin, en entrant dans son bureau lambrissé, il avait trouvé dans le dossier « urgence-priorités » qu’il consultait dès son arrivée, un addendum à la demande d’agrément de la banque Oulmène : la banque Oulmène s’appellera banque du Faucon vert.
Tchabtchak n’eut pas de sueurs cette fois-ci, mais une lanci- nante brûlure à l’estomac. Lui qui ne fumait jamais ressentait soudainement un pressant besoin de nicotine.
- Le Faucon vert, ça fait maison de passe, au mieux enseigne de taverne, maugréa le président.
Il faisait partie d’une famille de technocrates - la plupart passés par Polytechnique et les Ponts et Chaussées de Paris — qui servait le pouvoir sans discontinuer depuis l’Indépendance. Une lignée de « commis de l’État », comme ils préféraient s’anoblir. Leurs compétences s’exerçaient principalement dans l’art de donner une apparente rationalité aux décisions erratiques des détenteurs du pouvoir. Ils en profitaient pour récolter de substantielles miettes et entretenir au sein du sérail une réputation de cerveaux capables de répondre à tout. Certes, Tchabtchak et les autres membres de la famille avaient depuis longtemps accepté le cynisme du système comme un principe de fonctionnement normal, leur rôle consistant à fournir l’habillage nécessaire et à camoufler les incongruités qui risquaient de faire froncer le sourcil dans les pays des blancs.
Dans ses moments, rares, de sincérité, Tchabtchak reconnaissait que son diplôme de polytechnicien lui servait surtout à exercer les fonctions de maquilleur public. Il le faisait sans état d’âme, mais cette fois-ci, jouer au maquilleur pour que ce morveux d’Oulmène devienne ban- quier l’exaspérait. Le plus gênant, c’est que, contrairement à l’usage, il opérait en pleine lumière et ça, il n’aimait pas du tout. Il se replongea à nouveau dans le dossier que sa secrétaire Linda Boudouri — que tout le monde à la banque gratinait du titre de vice-présidente — avait déposé bien en vue sur le bureau.
Plus il le lisait et plus son malaise grandissait. Il devait décider et lui, le grand maquilleur, ne trouvait plus les artifices nécessaires à sa propre protection. Il comprenait clairement qu’en l’occurrence le fard c’était lui, et qu’en cas de pépin il n’aurait aucun fusible, hormis le fragile engagement de Si Lamine. Cela faisait des semaines qu’il inventait des prétextes pour retarder la prise de décision.
Il s’était mis à répondre systématiquement à des invitations d’homologues arabes et africains qu’il négligeait en général. Il avait approché prudemment des hommes introduits dans les rouages et tous lui confirmèrent que le projet d’Oulmène bénéficiait des plus hautes protections et qu’il était au cœur d’une politique destinée à changer l’image d’un pays terni par sa plongée décennale dans l’univers de Mad Max.
II avait la corde au cou. Ses préventions, qui n’étaient pas seulement intuitives, ne pèseraient pas bien lourd dans cette affaire Oulmène qui jouissait, chose rare, de l’assentiment unanime des chefs de clans. Mais la veille, à la fin du concert annuel de musique andalouse de la société Tarbouchiya, les choses avaient tourné au vinaigre.
Si Lamine, objet de tous les regards, avait traversé un parterre d’hommes costumés et d’élégantes qui multipliaient courbettes et gestes d’allégeance pour arriver jusqu’à lui. Son regard fixe et dur tranchant avec son habituelle bonho- mie avait mis Tchabtchak en alerte. Si Lamine le regarda avec insistance pendant ce qui lui parut un moment interminable, tout en répondant vaguement de la main aux salutations respectueuses qui accompagnaient son passage.
Il va me tuer, se dit Tchabtchak qui se mit à souhaiter
follement qu’un tremblement de terre vienne subitement
suspendre l’attaque et détourner le regard de Si Lamine.
Mais la terre demeura stable et le général Boutramine
avançait inexorablement ; il s’empressa d’aller vers lui en
baissant obséquieusement la tête.
Bonsoir, Si Lamine.
Ah, Tchabtchak, comment va la vie ? lui dit-il avec douceur.
Il balbutia une vague réponse. Ce « comment va la vie » lui semblait dangereusement ambigu. Mais Si Lamine avait déjà pris la direction de la porte. Tout en s’éloignant, il se retourna et le regarda durement, puis s’adressant à lui avec douceur :
- Je sais que tu as apprécié cette soirée. Tu connais bien la musique, n’est-ce pas ?
Tchabtchak n’eut pas le temps de répondre, Lamine Boutramine était déjà à la porte du palais de la Culture et les agents en charge de sa protection s’agitaient. Il le vit s’enfoncer dans la voiture et eut le sentiment qu’il conti- nuait à le fixer. Il n’ avait aucun doute sur la nature du message.
Dans la matinée, il avait eu une discussion orageuse avec Zine Fertasse. Le ministre l’avait sérieusement mis en garde sur le dossier Oulmène. Il avait senti de manière palpable derrière les mots « blocages incompréhensibles de la Banque centrale nationale » la crainte qui s’était emparée du ministre. Tchabtchak avait opposé des bataillons d’arguments fondés, mais Fertasse ne l’écoutait pas.
Je sais, je sais, c’est une affaire qui relève d’une priorité nationale, avait-il répondu avec nervosité, excédé par les rappels de la réglementation de Tchabtchak. Nullement impressionné par Fertasse dont les compétences étaient loin de valoir les siennes, Tchabtchak avait maintenu sa pru- ente ligne de conduite de ni oui ni non. La discussion était terminée sur un accès de colère de Zine Fertasse :
— Tu devras assumer tes responsabilités !
— C’est ce que je fais, avait-il crânement répondu.
Tchabtchak était décidé à négocier des garanties pour lui-même. Oulmène était manifestement si évanescent qu’il s’attendait à des problèmes et il ne voulait pas avoir à payer les pots cassés. Ces fermes résolutions disparurent après les propos sibyllins de Si Lamine. Pour la première fois en vingt ans de bons et loyaux services de technocrate nommé par décret, il avait peur, une sainte frousse.
II savait, comme tout le monde dans la haute administration de l’Etat, que le burnous du terrorisme était large et que des fatalités de toutes sortes pourraient lui être attribuées… Oui, pensa-t-il, résigné, en se replongeant dans le dossier Oulmène, je dois assumer, comme dit cet imbécile de Fertasse. Les conseillers juridiques de la Banque centrale nationale avaient relevé dans un document de synthèse les nombreuses failles du projet : les documents étaient incomplets, le capital minimal n’avait pas été déposé, et le reste était à l’avenant… Bref, les garanties légales obligatoires n étaient pas réunies. Le service juridique, conscient des appuis politiques dont bénéficiait Oulmène, préconisait un « avis favorable sous réserve du règlement de ces conditions préalables ».
C’est raisonnable, se dit Tchabtchak, mais cette option n’était plus possible. Il allait convoquer pour le lendemain le comité d’agrément des établissements financiers. Il préco niserait un avis favorable. Les dés étaient jetés. D’autant que le groupe Oulmène avait bel et bien obtenu l’appui décisif. Depuis plusieurs jours, Oulmène avait lancé des « fuites » pour annoncer l’ouverture de la banque et les agences à l’enseigne du Faucon vert poussaient déjà comme des champignons. […] »
« Oulmène, lui, était sur un nuage. Il avait de l’argent à ne savoir qu’en faire. Le monde entier était à ses pieds, journalistes, ministres, artistes, écrivains et footballeurs. Il était le centre de tous les événements ! Du plus sélect, dans les salons de l’hôtel des Morisques, jusqu’aux plus populaires, dans les stades de football. Ses conseillers lui avaient suggéré d’organiser un grand match de foot à Alger entre l’équipe nationale et une équipe celtique. Ce fut une réussite complète.
Tout ce qui comptait dans l’organigramme de la nomenklatura se bousculait devant l’entrée des officiels. Pour des raisons inexpliquées, n’étant pas particulièrement connue comme amatrice de football, l’actrice Marguerite Villeneuve, venue spécialement de Paris et installée à la tribune officielle du stade à la droite de la nouvelle incarnation présidentielle, s’ennuyait royalement et le montrait… Le célèbre comédien Gilbert Perdrieux était là lui aussi. Mais, contrairement à la Villeneuve, il s’amusait visiblement comme un fou et riait aux éclats. À la fin du match, devant des caméras tiers-mondistes énamourées, il exprima à sa manière théâtrale sa profonde sympathie pour les enfants du pays et spécialement pour le grand, l’immense Oulmène.
Mais Oulmène n avait cure des festivités indigènes. Il voulait plus et mieux, allumer les vrais sunlights, ceux qui comptent vraiment. Ceux qui illuminent les fêtes des blancs civilisés et tellement sophistiqués. La politique de communication de son « groupe » — comme fut labellisée une série interminable de fîestas en tout genre — devait atteindre le zénith médiatique. Il s’attela sérieusement à la tâche et l’événement tant attendu arriva enfin : à Nice, à la Villa Jarretelle acquise à grands frais avec l’argent des retraités, Zerrouk Talagueni et Moumen Terfous eurent leur fête jet- set, loin de la grossièreté barbaresque. « Une fête comme on n’en avait pas connu depuis plusieurs décennies, Alger enlaçant Hollywood pour un décollage vertical », avait écrit, enthousiaste, un magazine people hexagonal en agrémentant l’article de superbes photos.
On adora Oulmène, il était le nouveau prince de la nuit et des fêtes, celui qui savait accueillir avec munificence, celui à qui l’on disait : « Vous êtes Algérien ? Vraiment ? Vous êtes si différent ! » Cela lui faisait plaisir. Oui, vraiment, lui était un homme d’affaires moderne, un vrai citoyen du grand monde… Il était un roi parmi les rois et ses invités étaient des princes, sa cour, ses obligés ! Il ne lésina pas sur les frais. C’était un investissement à long terme, de la diplomatie relookée au service de la patrie : des jets privés pour ramener les prestigieux invités, des suites au Majestic, au Négresco, à l’Eden-Roc… Pour fête de couronnement, la méga-teuf de la Villa Jarretelle avec le dessus du panier du monde mirifique des paillettes et du strass. Ah, la Villa Jarretelle, une résidence digne d’un roi du pétrole ! Digne d’un oligarque russe, d’un émir saoudien, d’Oulmène Mokadem, tycoon algérien : des enfilades de somptueux salons, de vastes terrasses arborées, un magnifique parc surplombant le bon côté de la Méditerranée…
Le bonheur parfait, la reconnaissance triomphale, la preuve étincelante qu’il était membre de plein droit de l’élite mondiale, éligible aux magazines people et aux plateaux télé. Il flottait, Oulmène, à l’apogée de ses rêves ! Dans mes bras, Gilbert Perdrieux, cabot boursouflé qui avait tenu à venir malgré un accident de moto : « II est des événements qu’on ne doit pas rater, quitte à souffrir », avait-il proclamé de manière théâtrale. « Mes hommages fascinés, chère Marguerite Villeneuve » - mais quand donc se déciderait-elle à sourire ? Ah, Taori Bellcamp, ton baiser léger immortalisé sur pellicule, que de jaloux je vais faire au bled, tous ces minables de premiers de la classe ! Il se pâma presque quand Pam Amberson lui fit un petit « Hello » en passant au bras d’un chroniqueur mondain qui fascinait Moumen Terfous.
« Ki dayra ? », « comment va ? » lui dit tout sourire le vire- voltant Cheb Bradli, plus évaporé que jamais… Il y avait tant d’étoiles de première grandeur qui se croisaient, flirtaient, papotaient. Une galaxie de célébrités, de la comète à la supernova, tout le spectre du show-business était représenté. En guise de caution intellectuelle et d’ancien pauvre solidaire des sous-développés laïcs, l’ancien ministre de la Culture Franz Plack se tortillait, souriant de ses innombrables dents à René Chour, un vieil ami du pays, de ses dirigeants et des dictateurs tiers-mondistes en général.
»« Chour portait une invraisemblable tunique bariolée, d’un tel mauvais goût que Perdrieux l’interpella tout de go :
« René, ta chemise me fait gerber ! » Et, miracle, on entendit un grand éclat de rire de Marguerite Villeneuve, qui quitta, l’espace d’un moment et sans doute malgré elle, un air pincé, largement dû - mais ça, Oulmène ne le savait pas - à un lifting genevois pas très réussi.
C’était absolument splendide, la réception avait été organisée de main de maître par des professionnels de l’euphorie : les musiciens étaient excellents, l’ambiance jazzy, fuchsia, pastel, aérienne, toute de grâce et de raffinement. À point nommé, le grand, l’immense chanteur Clong joua les chefs d’orchestre et des duos s’improvisèrent. Quand Cheb Bradli chanta avec Angelo Boticelli, tout le monde fut ému aux larmes de cette émouvante rencontre des civilisa- tions et des cultures… On servit un dîner royal arrosé de clos-vougeot, de Pétrus et de Champagne rosé, on porta de nombreux toasts à la gloire d’Oulmène et de l’Algérie nouvelle.
Devant une nuée de micros, Oulmène annonça le lancement de sa télévision et d’une compagnie aérienne. Le bal fut ouvert par Gilbert Perdrieux, qui flattait sans plus de façons les fesses étiques d’un mannequin germanique décharné. La soirée était lancée. Oulmène, timidement, s’avança de quelques pas… Un sourire et Pam était dans ses bras, ils dansèrent longtemps sous les flashs des photographes accrédités. Il allait figurer en bonne place dans ces magazines qui le faisaient rêver. Il était au sommet, reconnu par ses pairs, il était le tycoon des temps modernes militarisés !
Dans les toilettes de marbre et de porphyre de la Villa Jarretelle, entre deux rails de poudre blanche, des enveloppes rebondies changeaient prestement de mains…
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