Il fait nuit noire et l’absence de pollution lumineuse rend grâce au ciel étoilé. Un grondement continu m’attire. L’océan est là, quelque part dans l’obscurité. J’avance lentement, le pas incertain, craignant des marches insoupçonnées. Une odeur âpre flotte dans l’air, mélange de jasmin fané, de terre mouillée, de ciment et d’embruns. Je ne vois toujours pas la plage. Etrange de se dire que la mer est à l’ouest quand elle vous a longtemps signifié le nord.
Me voici sur une terrasse, la poitrine serrée et une forte envie de m’en retourner vers l’hôtel et son hall au sol en marbre. Repliés et débarrassés de leur toile protectrice, les immenses parasols ressemblent à des sapins sans aiguilles ou à des mantes religieuses prêtes à déployer leurs mandibules. Des lampes tempêtes, éteintes, sont suspendues à des filins d’acier et des transats en résine crème sont empilés contre un mur.
J’y suis presque. En face, un petit point blanc grossit à vue d’œil. C’est ma première perception d’une vague lointaine qui prend de la force, chevauche celle qui la précède, fusionne avec elle et continue sa route dans mille écumes tournoyantes. J’hésite à aller plus loin. Entre la plage et moi, il y a une piscine aux reflets violets et des feuilles anémiées qui flottent à sa surface. Le grondement est de plus en plus fort. Cette nuit, l’océan n’est guère serein.
La veille, pratiquement à la même heure, un homme s’est fait exploser à quelques dizaines de kilomètres au sud, dans l’un des bidonvilles de Casablanca. Les Marocains avec qui j’en ai parlé ne sont guère surpris. « On avance en sachant que les coups vont venir » me dit l’un d’eux, un ancien haut fonctionnaire reconverti dans le conseil.
Pendant le colloque, il a évoqué les projets d’attentats contre les navires qui croisent dans le détroit de Gibraltar et l’arrestation d’un « chimiste » responsable des tueries de mai 2003. Par la presse hebdomadaire locale, d’autres détails viendront ensuite. Des candidats kamikazes qui font mariner leurs explosifs dans des fûts où baignent des rats morts (à défaut de tuer, les éclats dissémineraient de graves maladies comme le tétanos), des hôtels et des ambassades visés et, surtout, un makhzen - l’équivalent du « pouvoir » ou « des décideurs » - qui semble avoir du mal à prendre la mesure du danger et à trouver une parade efficace.
Sur ma droite et donc au nord, je devine sans vraiment le voir le mur d’enceinte d’un palais. Jadis, c’était en 1971, l’endroit fut le théâtre d’une sanglante tentative de régicide. L’anniversaire d’un roi fêté en grande pompe, des militaires qui font irruption et ouvrent le feu. Un massacre. Des balles qui sifflent, des hommes et des femmes qui courent dans tous les sens. Des invités occidentaux qui hurlent de terreur, un souverain qui se réfugie dans les toilettes et un prince héritier qui plonge dans la piscine. Des dizaines de morts et la baraka d’un roi qui, pourtant, n’était pas au bout de ses peines avec une grande muette décidée à avoir sa peau. On comprend pourquoi, quelques années plus tard, le Palais fut trop heureux de l’envoyer combattre dans les sables du sud…
On dit que l’endroit est à l’abandon, que le nouveau roi ne l’aime pas et qu’il n’y vient jamais. Trop de mauvais souvenirs… Tout à l’heure, quand il fera jour, j’en apercevrai les pelouses pourtant impeccablement entretenues. Y joue-t-on encore au golf ? Personne ne saura me répondre. D’ailleurs, mes questions agacent un peu. Cette histoire, c’est du passé disent les yeux de mes interlocuteurs. A quoi bon en reparler. Seuls quelques confrères m’apporteront leurs lumières, l’un d’eux prévoyant même que l’endroit pourrait être un jour vendu à un quelconque prince du Machrek.
Je contourne la piscine et le petit bassin qui la jouxte. De puissants projecteurs sont braqués vers le large et cela rend la masse déferlante encore plus inquiétante. J’aperçois enfin le sable et sa vue m’apaise un peu. Je vais rester là pendant un long moment, saisi par la colère des flots et indifférent au froid.
Maintenant, le jour s’est levé depuis longtemps et il est l’heure de partir. Des voitures aux couleurs sombres et aux pneus larges attendent « les représentants de la presse étrangère ». Je repense une nouvelle fois à ce qui m’est arrivé il y a plus de dix ans. Dans un écrit précédent, j’ai déjà évoqué l’anecdote que je vais vous confier. C’est à dessein que je me répète car cette histoire fait partie de ces moments qui confortent mon choix du journalisme. A l’époque, je venais de couvrir une conférence à Casablanca. Comme ils savent si bien le faire, les Marocains avaient sorti le grand jeu. Grand hôtel, prise en charge de tous les médias, repas du soir pantagruéliques et concert du jazzman Randy Weston accompagné de sa troupe de gnawas.
Au moment de quitter cet enclos doré, j’ai demandé un taxi mais on m’a poussé d’autorité dans une berline noire avec chauffeur. Le grand jeu jusqu’au bout… En allant vers l’aéroport, le conducteur, sans rien dire, a soudain quitté l’autoroute et nous nous sommes retrouvés quelques minutes plus tard dans un bidonville dont les venelles défoncées nous obligeaient à rouler au pas. Masures en parpaings, tôles ondulées, eaux stagnantes, gamins aux pieds nus, tas d’immondices et une jeunesse désoeuvrée pour qui l’irruption de ce véhicule constituait à la fois un élément de curiosité mais aussi d’inquiétude et, à quelques exceptions, de colère.
Après le grand hôtel et son confort douillet qui achète tant de consciences dans la France des brillantes élites, on me faisait découvrir un autre Maroc… Ensuite, comme si de rien n’était, la voiture a pris le chemin inverse. Durant tout ce détour, je n’ai pas échangé le moindre mot avec le chauffeur. A quoi bon ? Les meilleures leçons sont souvent silencieuses.
Je suis de nouveau sur la route de l’aéroport, gardant un oeil sur le ciel et espérant qu’il soit dégagé au moment du décollage car, au pays du Couchant, il n’y a pas de meilleur moment pour prendre l’avion que lorsque le soleil livre son combat quotidien - et perdu d’avance - contre les ténèbres. Mais en cet après-midi de départ, je ne suis pas rassuré. Venant du large, de gros nuages noirs glissent dans le ciel marocain et, dans ma tête, j’ai encore du mal à oublier l’ire de l’océan.
Bakchich,
Ce n’était pas dans la rubrique Maroc qu’il fallait poster cet article ?
Soit Akram snobe désormais les maghrebins (Initiative Akramienne), soit c’est pour éviter les suceptibilités (Initiative Bakhchihienne).
Merci dans les 2 cas de nous éclairer.