Les mécanismes de domination sont souvent considérés comme le seul fait des États totalitaires. Béatrice Hibou, dans son dernier ouvrage La force de l’obéissance, décortique la possibilité de tels processus au sein d’États pourtant jugés démocratiques. Exemple de la Tunisie de Ben Ali à l’appui.
La Force de l’obéissance, Economie politique de la répression en Tunisie est une mine d’or de laquelle il est difficile d’extraire une pépite tellement l’opus en regorge. Faut-il s’émerveiller de sa méthode toute foucaldienne (de Foucault pour les néophytes) d’étudier la Tunisie sur le terrain et avec minutie puisque « le diable est dans les détails » ? De sa volonté d’interroger les Tunisiens d’en bas et pas seulement les dissidents ? Ou bien faut-il la féliciter d’expliquer aux rationnels que nous sommes comment la grande majorité des individus tunisiens peuvent vivre quasi normalement dans un environnement politique disciplinaire, normalisateur et parfois coercitif, et ce, par le jeu de dispositifs sociaux et économiques indolores à l’échelle individuelle ?
Avec un vocabulaire des plus prudents où les –ismes sont bannis, Béatrice Hibou étonne : des mécanismes économiques aussi répandus que le crédit, l’endettement ou la fiscalité assurent une dépendance mutuelle entre dirigeants -Ben Ali et son fan club- et dirigés. Moins surprenantes mais toujours croustillantes, l’auteur expose aussi les clefs usuelles de la perpétuité d’un tel régime autoritaire. Dans une interview accordée à Bakchich, elle persifle que « le désir d’unité nationale joue aussi un rôle indéniable, de même que la présence policière, l’absence de discussions et de débats, l’inexistence d’une presse digne de ce nom, le culte du consensus et de l’unanimisme. »
Hibou a jeté son caillou à la face de gouvernement tunisien mais il s’en chou, la censure se chargera de laisser le peuple l’implorer à genou.
Bon, je commente maintenant votre deuxième article sur ce livre. Je suis beaucoup plus d’accord avec cette version.
Ce livre est effectivement de ceux qu’on a envie de relire pour en tirer toute la substantifique moelle. Ce qui veut déjà dire qu’il est facile à lire à un niveau relativement bas (le mien). Mais il donne aussi envie d’approfondir en en apprenant plus sur les sources d’inspiration de l’auteur (Michel Foucault comme indiqué, mais aussi Max Weber).
La fin de son ouvrage insiste sur un aspect que vous n’avez pas cité, à savoir que le ’réformisme’ est l’idéologie fondamentale du régime ; B. Hibou parle même de ’primisme’, qui implique l’idée que la Tunisie serait toujours le premier pays musulman à adopter les nouveautés.
Malgré ce que vous dites sur l’inévitabilité de la soumission du peuple tunisien, cette idéologie est très fragile et peut se fracasser sur des réalités désagréables. Par exemple, l’Iran travaille à lancer un satellite. A ma connaissance, ce serait le premier pays musulman à le faire. S’ils le deviennent effectivement, il y aura un effet de déstabilisation moral sur ce genre de régime. A ce moment, d’autres réalités désagréables pourraient émerger : que l’illettrisme est plus important chez les femmes en Tunisie en Iran, que les écoles d’ingénieur iraniennes sont remplies de femmes, que l’infrastructure téléphonique iranienne est au moins l’égale de celle de la Tunisie… Il faut prendre en compte le rôle des armées. Les armées ont toujours été un vecteur essentiel du progrès technique, et ce sont les armées arabes qui tiennent la fameuse ’rue arabe’ en respect (voir ce qui s’est passée en Algérie). Si les armées arabes deviennent convaincues que le modèle d’imitation de l’Occident représenté par des pays comme la Tunisie est une voie vers la stagnation technique, en d’autres termes une impasse, le potentiel déstabilisateur est important. Une vague de républiques islamiques est peut être moins éloignée que l’on ne peut le penser en considérant le régime apparemment hyperstable de la Tunisie. Et c’est peut-être pour cela que l’Iran cherche à maitriser des technologies comme l’enrichissement nucléaire : pour exporter sa révolution par effet de contagion, plus que pour avoir la bombe.