Lundi : Chronique du Blédard
J’avais repéré le personnage dès l’enregistrement à l’aéroport de Carthage-Tunis. C’est d’ailleurs une règle qui se vérifie souvent dans les aéroports : on retrouve toujours, un peu plus tard, ceux que l’on côtoie dans la file d’attente.
C’est alors, un peu comme si on les connaissait depuis longtemps, ayant eu tout le loisir de lire par-dessus leur épaule ou de les entendre passer des coups de fil destinés à patienter plutôt qu’à donner de leurs nouvelles. Il arrive aussi qu’on ait jaugé leurs valises et deviné à l’avance qu’ils auraient à payer un excédent malgré leurs protestations ou leurs larmoiements pour attendrir une inflexible préposée arc-boutée sur l’incontournable limite des vingt kilogrammes à ne pas dépasser.
J’ai parlé de personnage pour ne pas utiliser le mot de créature et diriger d’emblée le lecteur dans une fausse direction, ou provoquer des haussements de sourcils de celles et ceux qui traquent la moindre manifestation misogyne. Il est donc question en préambule d’un comptoir d’enregistrement et d’une femme, du moins en apparence, car j’hésite à être affirmatif n’ayant pas vérifié par moi-même (là, je sens que des mâchoires se crispent, mais relax il n’y a rien de trash dans ce qui va suivre). Reprenons. Une femme, jeune, robe jaune fluo très courte, très très courte, épaules de nageur, galbe lisse et brun, cheveux blonds décolorés tombants en boucles et, vous comprendrez ma prudence, voix grave et pomme d’Adam proéminente.
J’ouvre une parenthèse. Dans un aéroport du sud de la Méditerranée, ce genre de tableau visuel provoque toujours une riche palette de réactions. Il y a les pragmatiques qui matent « sans pitié » ce qui, message adressée à l’épouse du chroniqueur, n’est absolument pas mon cas même si, comme d’autres, je me suis risqué à quelques coups d’oeil furtifs étant persuadé, à juste titre, qu’il y avait-là matière à quelques écrits. Il y a aussi ceux qui sont sincèrement gênés, qui gardent les yeux rivés sur terre ou qui avancent à reculons. Et puis, plus intéressants encore, il y a ceux qui ne voient rien, un peu à l’image de ces populations primitives d’Océanie qui passent devant l’explorateur blanc sans même lui jeter un regard, sans même s’arrêter. Pour eux, le spectacle est trop irréel ou incongru pour être vrai.
Fermons la parenthèse et entamons le premier acte. Voici, rapidement restitué, le dialogue entre la dame et l’employée. Quarante kilogrammes, ça vous fait vingt en excédent de bagages, je ne vous en compte que quinze. Pourquoi quinze et pas dix ? Je fais déjà un geste madame et en plus vous avez une valise trop lourde, normalement je ne devrais même pas l’enregistrer. C’est quoi cette histoire, c’est parce que j’ai un passeport français, t’es jalouse ? Mais madame, ça n’a rien à voir ! Ouais, j’suis née ici et j’suis française (entendre « fronçaise ») ! J’suis partie et j’ai réussi ! Douze kilogrammes, ça vous va ? Tu sais quoi, ta race, j’veux pas de cadeau : j’veux payer vingt kilos d’excédent, ça te paiera ton salaire !
Le deuxième acte a lieu un peu plus loin, au passage du contrôle de police, juste avant d’arriver à la zone sous-douane avec ses magasins hors-taxe et leurs vendeuses chewingomeuses qui mériteraient bien une méchante chronique, mais là n’est pas l’objet. Nouvelle restitution. Mais non, je vous l’dis. Je suis entrée avec mon passeport fronçais ! Je n’ai pas de passeport tunisien ! Je ne vais pas payer de timbre. Hein ? Attention, j’comprends l’arabe. Et j’connais du monde !
On passe le sas de sécurité (question aux fidèles de cette chronique, si je vous dis « sas qui ne fonctionne pas, cela vous rappelle quoi ? » Ecrivez au journal qui transmettra) et on s’éloigne de la buvette où s’est installée la dame dans un grand fracas d’imprécations et d’ahans. On se dit que là, ça suffit, qu’un peu de calme est nécessaire avant le vol et que, de toutes les façons, le show n’est sûrement pas terminé. Juste prémonition.
Acte trois. Le vol est presque complet. Moment des plateaux-repas oblige, tout le monde est bien assis, et n’eût été le grondement des réacteurs, l’oreille même peu exercée pourrait saisir la mécanique des mandibules. Soudain, un cri. Des hurlements, une dispute. Que s’est-il passé ? Voici ce que disent les récits recoupés. A l’avant, à proximité de l’issue de secours, un couple de sexagénaires. Des Tunisiens. A leur gauche, la dame, tranquille. L’homme se penche pour la regarder. Peut-être d’un peu trop près. Peut-être trop souvent. Que fait son épouse ? Elle jette un verre d’eau à la figure de la « fronçaise », lui ordonnant d’arrêter de provoquer son mari. Et c’est reparti mon kiki !
Ça hurle, ça menace, ça prend les autres passagers à témoin. Sur le ring, il y a l’épouse indignée et la passagère agressée qui jure ses grands dieux qu’elle n’a fait de l’œil à personne, surtout pas à ce vieux débris dont elle voudrait pas pour tout l’or du monde, lequel vieux débris, dos affaissé, regarde droit devant lui, ne cherchant même pas à calmer sa femme qui s’estime encore plus insultée parce qu’une décolorée se moque de son mari après l’avoir aguichée à la manière des filles de la rue Saint-Denis.
Le personnel naviguant commercial quitte ses postes et vient à la rescousse. On sépare, on palabre, on arrive à rétablir le calme, non, la dispute s’envenime, se prolonge. Sous d’autres cieux, les menottes et les pistolets neutralisants auraient été sortis depuis longtemps. Finalement, le chef de cabine ordonne à la blonde d’aller s’asseoir au fond de l’appareil, oui, là où il reste encore quelques sièges vides. Protestations. J’ai rien fait, c’est elle qui me jette de l’eau et c’est moi qui « va » au fond ! D’accord, mais elle va voir ce qu’elle va voir à Orly. J’vais l’attendre et ça va être sa fête.
Tout autour, digestion entamée, on rit et on commente. On spécule sur ce que sera la suite autrement dit le quatrième acte du présent récit. Pour être franc, je ne sais pas comment l’histoire s’est terminée. La seule chose que j’ai vue, c’est la blonde décolorée en grande conversation avec un policier français un peu décontenancé, le regard de biais. Du doigt, elle pointait la file réservée aux porteurs de passeports non-européens. De loin, j’ai entendu les mots « visa » et « fronçais » et j’ai vite décampé.
Lire ou relire les dernières chroniques du Blédard :