Dans l’administration, on a un travail mais pas de salaire, alors on rançonne.
La cloche vient de sonner la pause déjeuner. Le lycée français Fustel de Coulanges déverse dans la rue ses précieux élèves, fils de diplomates hexagonaux et de nantis camerounais, qu’attendent impatiemment les mères permanentées et les chauffeurs assermentés.
Ce beau monde ignore superbement ce qui se trame dans leur dos, à quelques mètres, sur le parking de l’hôtel de ville qu’on appelle ici Communauté Urbaine de Yaoundé (CUY). Une scène trop banale sans doute. Le visage baigné de larmes, un gamin se mouche dans la loque de maillot de foot qui lui sert de vêtement. L’infortuné vient de se faire capturer, à quelques rues d’ici, par trois agents de la CUY qui retiennent en otage son chariot à beignets. Son crime ? Avoir traîné son pousse-pousse sur la chaussée au lieu de rester sur ce qui fait office de trottoir. « Je suis nouveau, je ne savais pas », sanglote le jeune Bamiléké, terrorisé. Immigré de fraîche date, originaire de Bafoussam (Ouest du Cameroun), il ignore tout des règles arbitraires de la capitale que le personnel municipal fait respecter à coup d’amendes aussi imprévisibles qu’injustes. « Ce sera 5 000 F CFA » (7,5 euros), annoncent les trois compères rigolards à leur victime du jour. Laquelle, assommée par cette somme astronomique (équivalente à la location d’un chariot à beignets pendant deux semaines), s’effondre à genoux et implore les mains jointes la clémence de ses maîtres.
Malgré les apparences de cette scène surréaliste, les employés de mairie qui s’amusent ainsi à humilier publiquement un jeune Bamiléké ne sont pas de mauvais bougres. Ils ne sont tout au plus que les privilégiés d’un système de cooptation où l’origine ethnique ou familiale tient lieu de diplôme et de certificat d’embauche dans une administration majoritairement Béti. Mais ce privilège a un revers, car l’alchimie camerounaise veut que les salaires des petits employés s’évaporent avant de parvenir à leurs destinataires. Mal rémunérés (quand ils le sont), les soutiers de l’administration sont donc invités à se payer sur l’habitant en tirant profit, par exemple, des trottoirs impraticables que les autorités municipales prennent soin de ne pas réparer. C’est ainsi que, décidés à déguster en paix l’appétissante marchandise du vendeur de beignets, nos trois agents mettent fin à la génuflexion de leur victime et l’expédient fissa à la recherche de l’extravagante rançon. Pendant que l’inconsolable « nouveau » s’enfonce dans la ville en quête d’un improbable secours, un impressionnant cortège de 4x4 climatisés se met en branle, comme tous les jours sur le coup de 13 heures, emmenant les heureux élèves du lycée français vers un repas bien mérité.