La nature rompt les amarres sous nos yeux, mais jusqu’ici tout va bien, puisqu’on peut chiffrer. Business as usual.
Ce monde est malade, au cas où vous ne seriez pas au courant. La nature rompt les amarres sous nos yeux, ce qui est tout de même fâcheux. On sait bien qu’il restera toujours TF1 et le CAC 40, mais est-ce que cela sera suffisant pour nourrir tout le monde ?
En attendant la réponse, applaudissons ceux qui appliquent à la biosphère les mêmes règles qui l’ont menée au bord du gouffre. C’est la nouvelle mode, qui fait fureur aux États-Unis : il faut chiffrer. Cela ne date pas d’hier, mais les choses s’accélèrent. En 1997, le chercheur américain Robert Costanza estimait à 33 000 milliards de dollars l’apport gratuit des ressources naturelles aux activités humaines. Un chiffre qu’il rapprochait du PIB mondial la même année : 27 000 milliards de dollars. En 2006, le rapport Stern redoutait que le dérèglement climatique ne coûte finalement 7 000 milliards de dollars, soit plus que le krach de 1929.
Désormais, tout doit avoir un coût.
Le prix d’un tigre braconné – il en reste 3 000 en liberté – est d’environ 40 000 dollars, mais peut rapporter dix fois plus, voire cent fois plus entre les mains des apothicaires de Chinatown. Et voilà qu’on apprend qu’une quarantaine de pays ont ouvert la porte à des marchés supposés compenser les pertes de biodiversité. C’est assez simple : une entreprise détruit un marais, un bout de forêt, une mangrove, mais elle achète en échange un crédit qui permet, au moins sur le papier, de protéger une autre zone naturelle.
Un site Internet stupéfiant (www.ecosystemmarketplace.com) signale ainsi qu’un crédit de destruction d’une zone humide – précieuse sur le plan écologique – se négocie aux États-Unis entre 2 200 et 480 000 euros. On peut s’attaquer à l’habitat de la grenouille à pattes rouges, en Californie, pour des sommes allant de 11 000 à 66 000 euros. Donné.
Dans un autre article, on soulève le problème qui tue : « Les patrons ont eux aussi besoin d’océans en bonne santé. » Oui, pourquoi diable ne paient-ils pas davantage pour arrêter le grand massacre en cours ? On répondra, provisoirement, par une autre question : que se passera-t-il lorsque les territoires achetés, compensés et supposément mis à l’abri voisineront avec l’immondice, l’autoroute, l’usine, le parking et le supermarché ? Qu’arrivera-t-il quand tout ce qui reste de nature aura été acheté pour pouvoir détruire en conscience ce qui l’entourait ?
La réponse va de soi : on créera un nouveau marché, et l’on recommencera à compenser. Sur des surfaces certes plus petites, et donc beaucoup plus chères, mais où est le problème ? Après la Terre, la Lune.