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Amartya Sen, une quille dans le jeu de l’Elysée

Economie / mardi 29 janvier 2008 par Bertrand Rothé
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Amartya Sen, professeur à Harvard, prix Nobel d’économie, est aussi l’un des nouveaux experts consultés par l’Elysée, sur la croissance et la politique économique. Découverte d’un économiste peu orthodoxe

Le Château n’est pas un lieu de villégiature. Tout le monde connaît l’échéance, les municipales. Le combat aujourd’hui larvé entre les libéraux et les hétérodoxes, s’il a commencé, n’en est qu’à ses débuts. Tout est bon, les libéraux préfèrent les rapports (Attali, Beigbeder), les hétérodoxes les références historiques, et, depuis quelques temps, les intellectuels. Parmi eux, Amartya Sen, prix Nobel d’économie, professeur à Harvard. Le 17 janvier, reçu à l’Elysée, celui-ci a accepté de « contribuer à la réflexion sur les limites du Produit National Brut comme critère de mesure de la performance économique et du bien-être ». L’économiste réputé vient de publier un livre, « L’économie est une science morale ».

Sa pensée est subtile, souple, non conflictuelle. Généreuse, mais efficace.

Couv' Sen

Deux libertés, un seul combat

Pour Amartya Sen, il y a deux libertés. Une liberté « négative », qui ne subit aucune entrave. Je suis libre de me promener dans le parc, je suis libre de ne pas m’arrêter au feu rouge, je suis libre d’accepter un travail payé en-dessous du SMIC… Bref, il est interdit d’interdire. C’est la liberté que prônent les « libertariens », pour reprendre le terme du prix Nobel – qui associe de ce fait libéraux et libertaires.

La seconde liberté, c’est la « positive », que l’économiste présente comme la liberté de réussir sa vie, c’est-à-dire de pouvoir la choisir. Un homme qui meurt de faim n’a pas la liberté de faire autrement. Il subit sa vie. Personne ne meurt de faim par choix ! Cette liberté, oubliée par les libéraux, est fondamentale. Pour Sen, un homme est libre parce qu’il peut aller et venir, mais aussi parce qu’il peut exercer cette liberté. Or, s’il est handicapé, illettré, il ne le peut pas. Il faut donc qu’il soit instruit, en bonne santé, qu’il ait accès à l’information… Et ça, c’est la responsabilité de l’Etat.

Une pensée qui conduit à une réhabilitation de l’Etat

Pour que cette liberté positive puisse s’exercer, celle que donne l’instruction, la santé, il peut être à certains moments nécessaire de planifier. Le mot peut paraître anachronique. Mais dans ce livre (publié en 2003), il trouve simplement sa place, sans plus de justification que l’autorité bienveillante du professeur d’Harvard. Et pour illustrer son propos, à contre courant de toute la vulgate économique, il affirme que la santé des paysans chinois était meilleure avant les réformes de 1979 qu’après. C’est-à-dire avant les réformes libérales qu’après… Avec cette même bonhomie, il pointe les limites du système américain. Et rappelle que dans les années 1990, un noir à Harlem avait " moins de chance d’atteindre la quarantaine que dans un Bangladesh affamé ".

Il ne remet pour autant pas en cause systématiquement l’efficacité du marché. « Le marché peut être en effet, dans beaucoup de domaines, un puissant allié de la liberté individuelle ». Tout est dit : dans certains domaines. Lesquels ? Il ne répond pas.

Un livre qui se lit un crayon à la main, mais un livre passionnant, et sûrement salutaire à qui veut comprendre, loin des conflits de personnes et du jeu de quilles de l’Elysée, les subtilités de la pensée économique.

La Découverte. 7 euros.
Voir en ligne : in Bakchich n°65

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3 MESSAGES

Forum

  • Amartya Sen, une quille dans le jeu de l’Elysée
    le vendredi 1er février 2008 à 19:18, Jihelix Le Gaulois a dit :

    Suite au commentaire de Tahar :
    Le livre d’André Gorz est aussi cité dans un excellent artice cette semaine dans "Le Canard enchaîné".
    En effet, tous les signes convergent dans ce sens, mais il ty a encore des illuminés qui prétendront le contraire, la tête sur le billot.
    Est-ce que c’est le sang des peuples qui donne sens aux mots, qui donne forme à la pensée ?

    Les riches finissent toujours par venir manger dans l’assiette des pauvres…

  • Amartya Sen, une quille dans le jeu de l’Elysée
    le mardi 29 janvier 2008 à 13:08, Tahar a dit :

    Bonjour,

    Très claire présentation du travail de A. Sen. Economiste de valeur, certes, mais si la croissance a besoin d’une "consultation", c’est qu’elle est malade, et elle l’est effectivement. Gravement, même. Mais l’Elysée est-il vraiment conscient de la gravité de la situation ? Je ne le crois pas. Car s’il l’était, il ferait appel aussi à d’autres experts, certes moins connus que Sen, mais aussi hétérodoxes que lui, voire plus, puisqu’ils s’inscrivent, non pas dans la logique de l’économie, fut-elle imprégnée d’une dose d’éthique, mais dans une sortie radicale du champ désastreux de la croissance et de l’économisme. Les experts dont je parle sont les "décroissants" dont un aperçu des travaux se trouve, entre autres supports, sur http://www.decroissance.org/.

    Au cas où ils seraient intéressés (on peut toujours rêver !), voici à l’attention des "experts" de l’Elysée une citation du "père" de la décroissance, le philosophe André Gorz* (cf.le site), qui me semble résumer et la gravité de la maladie et le réel besoin de consultation : "La décroissance est (donc) un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, l’effondrement ne pourrait être évité qu’à force de restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources caractéristiques d’une économie de guerre. La sortie du capitalisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare."

    Je sais, l’Elysée ne réagira pas à cette proposition, pour la simple raison, comme me le souffle la vénérable Comtesse, "Le petit Nicolas, il manque de pif. Il voudrait grandir et bosse fréquemment". Beau programme, n’est-ce pas ! Mais que cela ne vous empêche pas de faire un petit dossier sur la décroissance à l’instar de celui, excellent, sur A. Sen.

    Cordialement.

    * Il est décédé. Mais d’autres poursuivent le travail (cf.le site).

    • Amartya Sen, une quille dans le jeu de l’Elysée
      le mercredi 30 janvier 2008 à 21:27, Phoskito a dit :
      Mouais… si je comprends bien, il y a les gentils économistes/philosophes, ceux qui défendent le rôle de l’Etat, et les méchants économistes (on ne parle jamais des méchants philosophes libéraux, pourtant nombreux), ceux qui disent que l’Etat tend à faire n’importe quoi… ? Et donc Sen serait plutôt gentil, enfin pas aussi gentil que Marx mais presque autant que Keynes… Franchement, vous ne trouvez pas qu’on dirait de la philosophie politique niveau maternelle, là ? D’abord, "les libéraux", ça regroupe énormément de gens aux opinions infiniment variées. Ensuite, il faut vraiment être de mauvaise foi pour prétendre que l’Etat ne se trompe jamais, voire même qu’il se trompe moins souvent que les acteurs privé. Si nécessaire, je rappelle que l’Etat, ce sont des gens comme Nicolas Sarkozy, les fonctionnaires bornés qui vous demandent toujours le papier que vous n’avez pas, les policiers pas toujours courtois qui vous contrôlent systématiquement quand vous êtes un peu basané, les ingénieurs des Mines qui construisent des gares TGV en pleine cambrouse, etc. etc. Alors bon… si "les libéraux" disent que l’Etat devrait parfois s’abstenir, est-ce vraiment si outrancier ? Cela signifie-t-il, par ailleurs, que ces gens sont nécessairement contre la garantie des "libertés positives" d’A. Sen ? En deux mots : vous caricaturez. Et c’est bien dommage, car on n’a jamais traité des problèmes complexes, comme le sont les problèmes économiques, à coups de gentils et de méchants. Etre économiste ça requiert des études approfondies de sciences économiques, pas juste trois références bibliographiques et quelques conversations au bistrot. Lisons Sen, mais lisons aussi tous les autres, les gentils comme les méchants. Et si nécessaire, apprenons les maths pour comprendre ce qu’ils disent. Et ouvrons les yeux sur le monde tel qu’il est, pas juste tel que nous voudrions qu’il fût.
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