Samedi, tôt le matin, non loin de l’avenue des Gobelins. A la borne des velib’ - les vélos parisiens en libre-service - il n’y a que trois machines de disponibles, du moins c’est ce que je crois car, après vérification, une seule me semble en bon état et encore, n’en suis-je pas totalement sûr. Fort de quelques semaines de pratique, je sais que l’on n’est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise comme retirer un vélo avec les deux roues voilées ou, ne riez pas, sans chaîne, ce dernier cas étant de plus en plus fréquent puisqu’il se dit que des petits malins les volent pour les revendre à des marchands de métaux…
Au moment où je pose mon sac à dos dans le panier métallique, une jeune femme, en jean et bottes de cavalière, arrive et inspecte les deux vélos qui restent. L’un a les pneus lacérés et l’autre n’a pas de pédales. « Vous le prenez ? », me demande-t-elle en désignant « mon » velib’. Dans sa voix, il y a comme un soupçon de rage qui me fait penser à cette vieille dame qui m’avait un jour couvert d’insultes dans une boulangerie parce que je venais d’acheter la dernière baguette. Il fut un temps où j’aurais peut-être cédé de bonne grâce le vélo mais, à Paris, en matière de velib’, l’homme est un loup pour l’homme même si ce dernier est une femme…
« Hélas pour vous », lui dis-je en affichant un sourire volontairement moqueur. « Il y a une autre station dans le coin ? », me demande-t-elle alors avec, cette fois, une forte intonation de découragement. « C’est normalement indiqué sur la borne », lui réponds-je en achevant de régler la hauteur de ma selle (et en me rendant compte que cela ne sert à rien puisque la moindre pression la fait revenir à sa position la plus basse). « C’est tout de même inadmissible qu’il y ait autant de vélos qui ne fonctionnent pas ! », s’indigne-t-elle en me prenant à témoin.
Je fais mine de compatir mais je ne m’attarde pas. Je n’ai ni le temps (seule la première demi-heure de location est « batoliss », gratuite), ni l’envie de ressasser ce que tous les Parisiens savent déjà : velib, qui selon le slogan officiel rime avec liberté - ce qui n’est pas totalement faux - est la victime concrète, parfois ahurissante, d’un incivisme grandissant. Vélos pliés sur eux-mêmes, vandalisés, couverts d’excréments ou d’urine, volés et abandonnés dans le caniveau, voilà la face cachée d’un phénomène qui, malgré tout, est un succès puisque nombreux sont celles et ceux qui utilisent désormais la force du jarret pour se déplacer.
Me voici remontant le boulevard de Port Royal. Nous sommes cinq ou six à rouler en file indienne dans le couloir réservé aux bus, taxis et… cyclistes. La pente est modeste mais les brûlures que je commence à ressentir aux cuisses me rappellent que, dopés ou pas, les cyclistes qui avalent les virages de l’Alpe d’Huez ou du Tourmalet, ont droit à un grand respect. Inutile de vous préciser que je suis le dernier du groupe et que, bien entendu, je suis obligé d’emmener le braquet le plus difficile puisque mon dérailleur déraille.
Mais je ne râle pas. Le ciel est bleu et le soleil me chauffe la nuque. La ville est encore vide de ses automobilistes et scooters, ennemis du « vélibeur », même occasionnel. Soudain, une ombre me recouvre et j’ai l’impression d’être un mulot sur lequel fond un oiseau de proie. Le bus roule au gaz naturel et, tempes battantes et souffle un peu court, je ne l’ai pas entendu venir derrière mon dos. J’essaie de serrer le plus à droite mais il passe tout de même à moins de cinquante centimètres. Se concentrer, regarder au loin et tenir fermement son guidon pour ne pas se laisser impressionner. L’homme qui me précède n’a pas l’air de connaître ces règles. Il oscille sur sa machine, chasse vers la droite, puis vers la gauche et finit par s’affaler sur la bande de ciment qui délimite le couloir.
Nous sommes plusieurs à nous arrêter. On l’aide à se relever, on s’indigne du comportement du chauffeur de bus - qui est déjà loin. On encourage l’homme, un peu pâle, à porter plainte. Il refuse et nous dit qu’il va chercher une borne pour rendre son vélo et que c’est la première et dernière fois qu’il se mesure à la sauvagerie de la circulation dans Paris.
Je repars. Boulevard du Montparnasse, la Coupole — brasserie dont la rumeur a longtemps prétendu qu’elle appartenait à un membre du Conseil de la révolution algérienne -, le Dôme, la Rotonde et le Select. Les touristes, les seuls qui profitent véritablement de la ville, sont déjà attablés aux terrasses, levant à peine la tête au feulement métallique de nos grosses machines vertes. Feu rouge. Je freine. Bonne intuition car, là-bas, trois agents viennent de surgir de derrière une camionnette et ordonnent aux deux cyclistes qui m’ont dépassé de s’arrêter. La suite est banale : verbalisation et quatre-vingt-dix euros d’amende chacun.
C’est ainsi, le velib’, c’est aussi de très bonnes affaires pour le Trésor public via les contredanses distribuées à la volée par la maréchaussée. Feux rouges grillés, trottoirs empruntés, sens interdits ignorés, et, depuis quelque temps, conduite en état d’ivresse (si, si, je vous l’assure), il faut dire que le cycliste parisien a tendance à prendre ses aises. Persuadé qu’il détient la vérité écologique, il devient peu à peu le cauchemar des automobilistes et la terreur des piétons. Un conseil, si vous marchez dans les rues de la capitale française, évitez de vous retrouver sur une piste cyclable et faites bien attention si vous devez la traverser. Le cycliste n’est pas partageur et il se fera un plaisir de foncer sur vous et de vous infliger moult frayeurs.
C’est reparti. Place Léon-Paul Fargue, rue de Sèvres, la montée du boulevard Pasteur (aïe, aïe, les cuisses), la descente du boulevard Pasteur, la rue Vaugirard, de nouveau le boulevard Montparnasse, la place Léon.., non, non, je ne m’amuse pas à tourner en rond. Je cherche juste à rendre mon velib’ mais toutes les bornes du coin affichent complet. Ah, voilà, ça y est, là-bas, sous le métro aérien, une place est en train de se libérer. Je sprinte. Je suis Freddy Maertens au championnat du monde d’Ostuni. D’un coup de reins, j’arrive juste à temps devant deux autres vélibeurs, mes Moser et Conti, qui comprennent, avec des couteaux qui jaillissent de leurs yeux, qu’il leur faut se remettre en selle pour trouver un emplacement de libre. Je vous l’ai dit : à Paris, le vélo, c’est pas de cadeaux !