Les barbares ont souvent la belle vie. Et les soudards bigots peuvent même faire deux choses à la fois, comme étriper tout en lisant la Bible.
Allons-y gaiement, ou presque. Les barbares ont souvent la belle vie. Ils pillent, violent, assassinent et repartent le sourire aux lèvres vers de nouvelles aventures. Notons ensemble l’existence d’une sous-espèce remarquable, celle des soudards bigots. Ceux-là peuvent aisément faire deux choses en même temps. Par exemple, étriper tout en lisant à haute voix d’admirables passages de la Bible. On en a connu. Il y en a encore.
Le cas étasunien au Vietnam est, pour tout dire, fascinant. Dans le même temps que les Américains pressaient la France de donner son indépendance à l’Algérie, invoquant entre autres de hautes raisons morales, ils préparaient avec ardeur la plus vaste guerre chimique de l’histoire du monde.
Dans un livre en tout point remarquable, André Bouny (Agent orange, éd. Demi- Lune, 23 euros) revient en détail sur la démence d’un plan de destruction de la forêt tropicale vietnamienne. D’abord appelé « Trail Dust » (« traînée de poussière »), puis « Hadès » (le dieu grec des Enfers), enfin « Ranch Hand » (« ouvrier agricole »), celui-ci a consisté, pendant dix ans, à partir de janvier 1962, à épandre par avions un défoliant appelé « agent orange ».
Un extraordinaire poison censé tuer les arbres sous lesquels se protégeaient les combattants vietnamiens, et, au passage, les récoltes. En ce temps-là, oublié depuis des lustres, un officier américain pouvait déclarer sans gêne : « Trees are our enemy. » Les arbres étaient donc des ennemis. Et les buffles, et les rizières, et les villages en paille, et les petits vieux, et les petits jeunes, et les bambins, et leurs mamans. Sans compter les guérilleros, qui, plus mobiles, évitaient pour l’essentiel ces frappes qu’on n’appelait pas encore chirurgicales.
L’« agent orange » contenait de la dioxine, qui est d’une stabilité chimique redoutable. Elle passe dans les tissus vivants, sans se dégrader. Ce qui explique qu’environ 3 millions de Vietnamiens souffrent encore de ces épandages. Et, parmi eux, à peu près 300 000 enfants, car les effets se font sentir aussi sur la descendance. Tous ne sont pas tordus comme des acrobates tristes. Tous ne sont pas cancéreux. Tous ne sont pas fatigués à l’extrême. Mais tous ont une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Ou déjà plantée dans le creux des reins. « So what ? » comme devaient dire les présidents Kennedy, Johnson puis Nixon en regardant l’énigmatique carte du Vietnam sous les bombes. Oui, quoi ? Et puis Bush. Et puis l’Irak. Et puis Guantanamo. Et notre totale indifférence.