Le théâtre sert d’exorcisme à Vincent Macaigne, jeune metteur en scène de Idiot de Dostoïevski au théâtre du Chaillot.
C’est l’histoire terrible mais inachevée de L’Idiot. De ce texte intemporel de Dostoïevski en deux « époques », la mise en scène de Macaigne, colorée et sensible, fait en quelque sorte un livret d’opéra baroque, un peu touffu mais d’une pénétrante clarté d’analyse politique et psychologique. Certes, les personnages sont très typés et les situations liées à la narration du monde actuel, mais on ne peut s’empêcher d’y voir la naissance d’un grand metteur en scène version Théâtre national Populaire (TNP) revisité.
De Fernando Arrabal à Vincent Macaigne, c’est le même refus de la langue traditionnelle de la scène, trop pompeuse chez les classiques, trop triviale chez les contemporains. Au théâtre de créer un langage qui tiendra compte de la fonction magique du fait théâtral.
Le théâtre traditionnel s’attache à développer une action qui sollicite chez les personnages des réactions que la raison ou le sentiment sont supposés dicter. L’étude des comportements individuels face aux situations produites par le hasard ou voulues par le destin décide ainsi du talent de l’auteur.
Macaigne s’oppose radicalement à cette conception du fatum théâtral et à la cohérence dramaturgique qu’il implique : l’homme étant absurdement jeté en ce monde absurde, il est imprévisible, aussi imprévisible que sa propre destinée. Aussi montre-t-il des êtres ébahis d’exister, envahis de néant, déconcertants et déconcertés.
Le jeune dramaturge s’exprime sur le ton de la colère plus encore que Ionesco ne se servait de l’appareil de la dérision. Sa philosophie repose sur une vision pessimiste de l’homme, sur la fascination du nihilisme. D’où la révolte qui habite le metteur en scène, choisissant de tourner en dérision ce monde incohérent et moribond, cette société désaxée qui bavarde pour oublier son triste sort, la mort qui guette tous et chacun. D’où aussi la qualité de son humour noir, son sens d’un tragi-comique sulfureux.
Tout autant que Fedor Dostoïevski, son modèle, Macaigne dresse un acte d’accusation contre la société bourgeoise, l’hypocrisie des mœurs, les tricheries morales et intellectuelles. La colère, le délire, le rire jaune : autant d’armes pour combattre le fléau de la bonne conscience.
Mais Macaigne, c’est aussi (et surtout ?), la tentation symbolique. Son théâtre abonde en symboles. L’absence de héros, la déconstruction dramatique, la fonction de la colère, tout ceci aboutit à évacuer le sens immédiat au profit d’un sens second plus fécond pour l’imaginaire. Par là, l’auteur de Requiem nous rappelle Adamov dont l’œuvre théâtrale lui permet d’exorciser ses obsessions et ses répulsions, de former son imaginaire, montrant des personnages occupés à se persécuter avec délices, c’est-à-dire un théâtre fortement imprégné de l’influence brechtienne, et volontiers engagé dans le combat social et politique.
Le théâtre doit mener à la prise de conscience et la prise de conscience à l’action politique : telle est une des constantes de la pensée de Macaigne. Assignant ainsi au théâtre un rôle didactique, pédagogique, il incite le spectateur à chercher une solution aux problèmes de la société moderne.
Par là encore, Macaigne se rappelle ses origines : Alfred Jarry. La dramatisation, n’est-ce pas le lieu où, en amont de toute transposition intellectuelle, fantasmes et rêveries se donnent à nous sous la forme d’une représentation imagée, à égale distance de la réalité d’où ils émergent, et de la conceptualité à quoi ils tendent ?
Cette contestation se souvient aussi d’Antonin Artaud qui voulait « en finir avec les chefs-d’œuvre » et trouver un style qui devait stupéfier les spectateurs, comme le feraient la peste ou d’autres fléaux. Ou encore la réhabilitation d’un Dieu que l’on sait maintenant aussi paumé que nous.
Une pièce n’a de sens que jouée. Le spectacle obéit à une dynamique interne qui déshumanise les personnages (par l’accélération chez Macaigne). Le sens est évacué au profit d’une situation exagérée et symbolique. La colère passe par la cruauté. Même si ce théâtre refuse l’idéologie, ce vide est un plein message. Il met à nu l’angoisse humaine, l’impossibilité de notre condition, la niaiserie de nos espérances. Le monde incohérent et moribond s’étourdit de son propre néant.
En revanche, le théâtre de Macaigne tend vers la tragédie. Chez lui l’agonie du langage traduit l’agonie de l’être, et l’éternelle question de la tragédie reparaît : pourquoi ce mal sans coupable ? pourquoi cette culpabilité sans crime ? L’ Idiot !de Macaigne, incapable de se connaître et incapable de supporter de ne pas se connaître, suggère un responsable, celui qu’autrefois on appelait commodément Dieu.
Qui d’autre aurait pu inventer ce phénomène aberrant qu’est l’homme dans le monde ? N’importe quel tailleur est capable de fabriquer un pantalon, mais Dieu a créé un homme qui ne s’ajuste pas au monde. L’univers aux lois immuables que le dramaturge parcourt du regard, où la souffrance, la persécution, la torture sont naturelles, semble avoir été créé par un Dieu qui n’a pas les mêmes conceptions que nous. Est-ce un Dieu fou, ou un Dieu sportif, qui s’amuse à boxer sa création ?
C’en est fini de la révolte athée dont Camus a orchestré le dernier soupir. Dieu n’est plus moqué, ni accusé, ni condamné. Entre l’homme et lui, après tant de contestations qui ont viré à la curée, s’est tissée une sorte de camaraderie du malheur. Le mal est plus grand qu’on imaginait, et, à la limite, on pourrait se demander de quoi Dieu lui-même est coupable.
Une espèce de commisération fraternelle monte, ou plutôt descend, vers ce créateur maladroit. Avec Macaigne, Dieu meurt ainsi une seconde fois, non plus de l’orgueil de l’homme, mais de son rabaissement, non plus de l’ubris de Prométhée, mais de l’espérance indéracinable des victimes attendant Dieu, de l’humilité pieuse d’un « idiot » qui « fait ce qu’il peut pour sourire chaque jour ». Une belle leçon de vie et d’acceptation de l’autre, c’est-à-dire aussi de soi-même.
Idiot ! de Vincent Macaigne, librement inspiré de L’Idiot de Fedor Dostoïevski, avec Christian Bouillette, Servane Ducorps, Antoine Herniotte, Thibault Lacroix, Pauline Lorillard, Vincent Macaigne, Emmanuel Matte, Thomas Rathier, Pascal Reneric.
Renseignements : 01 53 65 30 00 (Théâtre National de Chaillot)
Calendrier de tournée. Théâtre National de Chaillot – Paris, 4 au 21 mars 2009 ; Théâtre Nationale de Bretagne – Rennes, 25 au 28 mars 2009 ; CDDB – Lorient, 1er et 2 avril 2009 ; Centre Dramatique national – Orléans, 8 au 10 avril 2009 ; MC2 : maison de la culture – Grenoble, 21 au 30 avril 2009 ; L’Hippodrome, Scène Nationale – Douai, 6 et 7 mai 2009 ; Centre dramatique de Lorraine – Thionville, 13 et 14 mai 2009
Un parfum d’après-guerre continue de régner sur le Paris des années 50 : à Saint-Germain-des-Prés, à Montparnasse, acteurs, auteurs, menteurs et metteurs en scène fréquentent les mêmes cafés, les mêmes scènes, échangent leurs réflexions sur l’art théâtral, commentent leurs expériences d’hommes de spectacle. Les Noctambules, le Théâtre de la Huchette, le Théâtre Montparnasse, le Théâtre la Bruyère : autant de salles peu connues qui deviennent les hauts lieux de l’avant-garde dramatique. Avant-garde magistralement encadrée par une cohorte de créateurs scéniques attentifs à servir les textes, en pleine intelligence et complicité avec les auteurs : Roger Blin, Jean-Marie Serreau, Jorge Lavelli, etc.
Mais qui sont-ils, ces auteurs qui renouvelleront ainsi en quelques années l’art dramatique, et qui, au-delà de ce renouvellement, nourrissent l’extrême ambition d’en redéfinir la forme et la fonction ?
Ils ont pour noms : Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Jacques Audiberti, Georges Schéhadé, Jean Genet, Jean Vauthier et, pour nous, surtout Arthur Adamov. Leurs successeurs immédiats sont Fernando Arrabal, Kateb Yacine, Aimé Césaire, René de Obaldia, Roland Dubillard, l’oublié Serge Rezvani.
Tous se distinguent de la génération antérieure, celle des Giraudoux, Anouilh, Salacrou, et des existentialistes, les Sartre et Camus, par leur rupture revendiquée avec la tradition humaniste et littéraire, par leur investissement radical de la modernité sous tous ces aspects, par leur goût de la subversion, par leur esprit contestataire.
Alors que s’élabore le Nouveau Théâtre au cœur ou aux abords du Quartier Latin, une immense salle, le Théâtre National Populaire, le T.N.P., accueille sur la colline de Chaillot des foules d’amateurs qui se laissent fasciner par les grandes mises en scène signées Jean Vilar, et le talent prestigieux de Gérard Philipe, qui, sûrement, incarne à lui seul un héroïsme moderne.
Cet appel aux foules ne s’oppose pas au phénomène du Nouveau Théâtre : il l’appuie et le soutient, il rend un large et jeune public sensible à la force créatrice de la théâtralité. Le théâtre, échappant au magistère et à l’académisme de la Comédie-Française (vous n’y songez pas ? Feydeau au Français !), à la médiocrité d’invention et de jeu du « Boulevard », retrouve sa puissance cérémonielle et magique, sa compétence à libérer les forces de l’imaginaire social.
Avec Chaillot, le choc théâtral des années 50 peut être comparé au choc poétique des années 20, provoqué par les surréalistes. Dans les deux cas, les créateurs retournent aux sources profondes de leur art, dans le souci de lui rendre sa totale efficacité.