On passe la journée enfermé dans une salle d’un grand hôtel bruxellois à écouter des hommes en costumes sombres à fines rayures et des femmes en tailleurs chic, parler de commerce mondial, de négociations multilatérales qui patinent, d’irréductibles agriculteurs français « qui prennent en otage la libéralisation des services » et des « incomparables relations entre les Etats-Unis et l’Europe » qui, loin des discours convenus sur l’aimant chinois, pèsent des milliers de milliards de dollars. Ah, cette manière de dire « billions » (milliards en anglais) qui annonce toujours la couleur. Les bajoues qui gonflent, l’œil qui cligne légèrement et le « billion » qui claque comme un percuteur : cela sent fort la vénération du dieu argent ; la belle incantation de la mondialisation.
A dix-sept heures, nuit tombée, la tête lourde, les narines déjà encombrées, on monte dans un TGV bondé. Avec sa livrée métallique grenat, son logo féminin tout en ligne de fuite, le « Thalys » file vers Paris avec son lot d’eurocrates, d’hommes d’affaires et quelques touristes. Dans le compartiment de seconde « confort », les fauteuils sont en cuir et disposés en salon pour quatre. Trois hommes s’installent dans l’un de ceux qu’on lorgnait parce que l’on espérait y piquer un somme toutes jambes dépliées. C’est une palette d’âges parfaite. Quarantaine pour l’un (jeans et bottillons robustes), cinquantaine pour le second (costume bleu, cravate bariolée) et la soixantaine pour le dernier (complet de velours et col roulé blanc). Ils s’asseyent en silence, le visage fermé, sans un seul regard pour ce qui les entoure. Ils posent leurs téléphones sur la table mais aucun des trois n’a d’ordinateur portable.
« On a perdu », finit par dire le plus âgé.
Les autres acquiescent. Celui en costume ne cesse de frapper la tablette de ses phalanges droites. Bruit sec suivi par le tintement de sa gourmette dorée. Le plus jeune tire d’une serviette élimée un document relié dont les pages contiennent des diagrammes et des courbes multicolores. Aux aguets, le chroniqueur égrène les hypothèses et n’en retient qu’une. L’abattement des trois hommes veut sûrement dire qu’un contrat, quelque part, leur a échappé. On imagine un appel d’offres dans le bâtiment ou dans le nettoyage industriel. Mais un détail cloche.
Les trois n’ont pas vraiment l’air de commerciaux car, dans ce train, l’habit fait souvent le businessman même si parfois, à l’arrivée, sur un quai de la gare du Nord, on est surpris de voir les douaniers alpaguer un costume trois-pièces et fouiller, à même le sol, sa mallette à la recherche de substances particulières achetées à l’ouest de Bruxelles, du côté de Molenbeek, voire à Amsterdam.
« Ils n’ont même pas regardé nos propositions », ajoute encore le plus âgé.
L’hypothèse du contrat perdu est abandonnée. Le mot proposition n’entre pas ou peu dans la dialectique des affaires où l’on parle plutôt d’offre. Visiblement, les trois ont négocié en vain. Et quand on parle de négociation dans le Thalys, cela ne peut être qu’avec la Commission européenne. Syndicalistes ? Possible, mais le quinquagénaire a plutôt le look d’un petit patron. Agriculteurs ? C’est plus vraisemblable.
Le portable du plus vieux sonne. Du Mozart pour clarinette ou, du moins, c’est ce que la mélodie électronique essaie d’imiter.
« Ouais… Ah ! t’es encore à Bruxelles ? T’as les chiffres définitifs ? Allô ? Allô ? Ouais, ça coupe… De toutes les façons, on se retrouve à Orly. Ouais, c’est dur. On s’est fait avoir. »
A peine a-t-il raccroché que son téléphone sonne de nouveau puis, presque en même temps, ceux de ses deux compagnons.
Au début, l’oreille indiscrète - mais qui n’a pas grands efforts à faire pour enregistrer des conversations peu discrètes - a du mal à comprendre de quoi il s’agit. Elle capte des mots et expressions comme TAC, CGF, « nécessité de faire comprendre à Bruxelles qu’il faut une co-expertise et une co-responsabilisation ». Puis, petit à petit, les choses se mettent en place.
« Est-ce que tu as les chiffres pour le grenadier ? » dit l’un.
« Tu peux me confirmer que c’est bien 80% pour l’empereur ? Oui ? Sur deux ans…, » déplore l’autre.
« 20% pour la lingue et sûrement 20% encore l’année prochaine », reprend le premier tandis que l’homme en costume note tous les chiffres qu’il entend sur un post-it jaune.
Les coups de téléphone n’arrêtent pas. Il manque visiblement un pourcentage concernant le « sabre », et celui « du siki » ne semble pas être le même selon les interlocuteurs.
Grenadier de roche, empereur, lingue bleue, sabre noir, requin siki : des poissons des grands fonds que très peu de gens connaissent et qui sont pêchés de manière intensive depuis la fin des années 1980. Histoire classique : la Commission veut réduire les quotas, les écologistes veulent un moratoire parce que ces poissons ont une croissance lente (ils peuvent vivre jusqu’à cent cinquante ans) et que les chaluts de grands fonds (CGF) empêchent leur régénération tandis que, bien entendu, les patrons de pêche crient au désastre social.
« Dans deux ans, il faudra revenir à Bruxelles », dit l’homme au costume qui a remis tous les chiffres au propre.
« On devrait y être en permanence, grince le plus jeune. Les autres y sont tout le temps, c’est comme ça qu’ils arrivent à faire croire qu’il n’y a plus d’empereur et qu’ils vont nous mettre le moratoire ».
« Est-ce qu’on doit écrire une lettre de remerciement au ministre ? » demande le plus âgé.
« C’est à lui de nous écrire, peste le plus jeune. D’abord, dans six mois, il ne sera plus là. Et lui, il a sa retraite garantie. Nous, c’est pour notre peau qu’on se bat ».
« Les thoniers s’en sortent mieux », soupire l’homme en costume.
« Et les Espagnols aussi », ajoute le plus âgé.
Son téléphone sonne encore. C’est une journaliste de LCI qui veut des réactions à diffuser dans le journal de dix-huit heures. L’homme reste ferme. Pas de commentaires avant demain. On fera ça avec le maire. Une position commune entre Boulogne, Concarneau et Lorient ? Je ne sais pas. On verra. A demain.
Il raccroche. Ses compagnons de voyage s’en sont retournés dans leur mutisme. Avec son stylo feutre, sur le dos d’un post-it déjà griffonné, il refait des règles de trois, le visage pâle et une tristesse fatiguée qui lui coule des yeux.
Des poissons âgés de 150 ans… comme qui dirait des monuments naturels.
L’avenir est au tilapia, poisson d’eau douce à croissance rapide, herbivore, dont le cycle de reproduction est parfaiement maîtrisé.
Rendons aux grands fonds leur statut de sanctuaire.
Merci pour ce billet. J’apprécie beaucoup le style..
Un aperçu d’un monde de requins qui ont du mal à nous laisser de jolis poissons d’avril…
Est-ce une partie de la solution si, en tant que consommateur, citoyen de la planète, nous sachions nous contenter de poissons de saison, et de surface ? (pas seulement des grandes sufaces.. aussi sur les marchés, chez les petits poissonniers)
Oui raffler à coup de filets des poissons qui ont 150 ans ça a quelque chose de sacrilège !
Remarquez, dès qu’il s’agit de faire du fric, le capital ne respecte plus RIEN ! (sauf si c’est d’une illégalité prévue par la loi, et encore !!). Et on a vu pire. Exemple dans "Choses vues" de Victor Hugo il y a une page qui annonce que dans les année 40 (1840 !) les anglais avaient acheté les ossements ramassés sur les champs de batailles napoléoniens, et les envoiaent en Angleterre en vrac pour amender les terres !