Joseph Stiglitz a fini par remettre son rapport sur la mesure de la croissance. « Son rapport » est une expression abusive car il s’agit du travail d’une commission de 21 membres que ce prix Nobel d’économie était supposé co-animer avec Amartya Sen. Une commission où figuraient trois autres nobelisés … mais dont le pilier essentiel était Jean-Paul Fitoussi, le président de l’OFCE. Car c’est lui qui est derrière cette opération. Au début de son mandat, dans son besoin d’ouverture et dans son délire anti-Trichet, Sarkozy a jugé bon de faire de cet économiste estampillé de « gauche » un de ses séides. Pourtant, fin 2007-début 2008, il connut une petite période de désamour et en conçut comme un agacement. D’autant que se mettait en place la commission Attali sur la croissance et que ce dernier manifestait à son égard une distance rien méprisante.
Jean-Paul Fitoussi monta donc avec la complicité de Henri Guaino, son allié à l’Elysée, une usine à gaz tendant à démontrer qu’avant de réfléchir au moyen de dynamiser la croissance (l’objectif de la commission Attali), il valait mieux cerner ce qu’était vraiment cette satanée croissance. Il mobilisa donc le ban et l’arrière ban de son carnet d’adresses. Et c’est ainsi que Stiglitz fut invité à passer quelques week-end de rêve à Paris, entre shopping et soirées au bar du Ritz.. Sans se faire aucune illusion sur sa commission.
Son travail pourrait sembler déroutant tant il est convenu. Au moins, il aura le mérite de n’avoir aucune prétention d’application, à la différence des multiples rapports qui jalonnent le début de mandat de Nicolas Sarkozy et s’empilent dans l’armoire présidentielle avec comme seule vocation d’être oubliés. Tout le monde attend aujourd’hui celui de Juppé et Rocard sur le grand emprunt, supposé définir les dépenses utiles à la croissance, sans que ce prestigieux tandem n’ait cru bon de se référer aux conclusions des travaux de Camdessus ou d’Attali.
Quant au rapport Stiglitz, on se demande dans l’appareil d’Etat qui aura l’abnégation de le lire. Pourtant il ne manque pas, à sa manière, d’intérêt, en ce sens qu’il traduit l’habileté des rédacteurs. L’économiste américain a respecté à la lettre une règle à laquelle il n’a jamais dérogé sa vie durant : on ne perdait rien à flatter les puissants. Ainsi, jeune étudiant, ayant découvert que Paul Samuelson, un des économistes les plus éminents et les plus influents de l’époque, était né dans la même maternité que lui, il fit le siège de ce quasi frère de lait jusqu’à obtenir de devenir professeur en titre à un âge où d’autres croient qu’il est indispensable d’avoir du talent. Du coup, Stiglitz a jugé sage de ne pas mettre en cause de façon directe les canons de l’économie traditionnelle. Le but du rapport est la critique de l’estimation de la croissance par le PIB ? Certes, mais comme tous les économistes se réfèrent au PIB, mieux vaut ruser. Et dès les premières pages, le verdict tombe : « le PIB n’est pas faux en soi, mais peut être faussement utilisé »…Voilà l’esprit du texte : économistes, mes semblables, vous êtes brillants mais vous êtes mal compris…
Suivent ensuite quelque 300 pages de « politiquement correct » qui invitent à s’intéresser au développement durable et reprennent les travaux qui depuis soixante ans trainent dans les revues économiques. Dans six mois, tout cela sera oublié. Stiglitz aura eu au moins le mérite de ne jamais se montrer dupe. La question qui se pose maintenant est : qui l’aura été ?