Les destins de deux quasi-frères du Nord se recroisent, l’un ayant fait de grosses bêtises. Pourquoi ? se demande l’autre, pendant que l’enquête policière avance. Et nous, on se demande ce qu’on fait là…
Les "yeux bandés" du premier film de Thomas Lilti sont ceux de Théo et de Martin - deux prénoms (Théo du grec theos : Dieu ; et Martin, de Mars : celui de la guerre) se suffisant presque à eux-mêmes pour annoncer, sinon tout un programme, du moins la couleur de ce qui doit advenir : gris comme la grisaille - âpre, dure et froide - du nord, où ils furent ensemble élevés dans une famille d’accueil. C’est là, ensemble, qu’ils commirent les pires bêtises, de celles qu’on garde comme un souvenir de jeunesse, ou qu’on préfère oublier. Ce que Théo a d’ailleurs essayé de faire en "changeant de vie", en s’installant avec Louise, de qui il attend un enfant, en marchant droit.
Mais son passé le rattrape - sinon il n’y aurait pas de film…- le jour où il apprend que Martin s’est fait arrêter pour le viol et le meurtre d’une jeune femme. Alors Zaccaï-alias-Théo, mélange gueule ténébreuse/bouille sympa, revient vers la ville qui l’a vu grandir. Pour comprendre comment son frère adoptif en est arrivé là.
D’abord, on pense à l’atmosphère du film de Bruno Dumont sorti en 2000, "L’Humanité" : grisaille du nord, viol, enquête, tensions… le décor, efficace, est posé. Mais c’est la nature de l’homme, plus que l’investigation elle-même, que semble vouloir explorer ici le réalisateur.
"Garage", de Leonard Abrahamson. Avec Patt Shortt, Conor Ryan, Anne-Marie Duff…, Irlande, 1h30
Josie, débile léger, travaille dans une station service poussiéreuse de la verte Irlande et trace son triste chemin sans se soucier du reste du monde. De la première à la dernière scène de ce conte beckettien, tout tourne autour de lui : des bras meurtris et une hanche qui fout le camp ne l’empêchent pas d’aller bon sa routine. Alors, dans une atmosphère désespérée proche de celles des films d’Aki Kaurismäki, mais baignée dans l’odeur de la Guinness ici, on regarde Josie à la campagne, Josie à la mer, Josie au Pub, Josie à l’épicerie…
Un minimalisme qui tend vers l’ennui, rattrapé heureusement par le jeu exceptionnel de Patt Shortt.
"L’homme qui marche", de Aurélia Georges. Avec César Sarachu, Judith Henry, Florence Loiret-Caille…, 1h22
L’homme qui marche d’Aurélia Georges a indéniablement quelque chose de celui de Giacometti : émacié, triste, solitaire, il est un drôle d’oiseau qui s’improvise écrivain. Il est russe, s’appelle Viktor Atemian et commence par rencontrer d’abord un bref succès, avec un livre au nom plutôt rebutant,"Fils de chien". Puis, c’est le désert, la panne, la douce déchéance. Il la traverse à pieds, sillonnant le Paris des années 70, joliment reconstitué. Il s’étiole, s’use et finit par mourir dans la rue. Un premier film simple, pudique, exact, sur le temps qui passe, sur les croyances, les renoncements. Une réalisatrice à suivre.
Du coup, le point de vue ne se concentre ni sur le flic chargé de l’affaire, ni sur le tueur abîmé par une existence trop difficile à assumer (Depardieu - assez dégueu à regarder en fait, à cause de toutes ces cicatrices, de cette morve qui coule d’un nez qu’il a gros, et de ses croûtes dans les yeux révélées lors des plans serrés - était prédisposé au rôle, mais il est proprement grotesque). Il s’attarde plutôt sur le destin d’un quasi-frère, sur le destin en général, en privilégiant les sensations et les émotions à la violence hystérique qu’on aurait pu attendre.
Le scénario, inspiré par un ami de Lilti qui ayant côtoyé Guy Georges et refusant d’admettre sa culpabilité, parvient à laisser aux seconds rôles une place importante, ce qui n’est pas toujours évident. Mais non, vraiment, malgré quelques ingrédients bien choisis, la sauce ne prend pas. Après une vingtaine de minutes, même, tout se casse la figure : rythme, crédibilité, objectif de la narration…
Alors, pour pallier le vide, Lilti multiplie avec une insistance presque grossière des flashbacks dont on se fout carrément et la simplicité qui caractérisait le début du film n’est jamais retrouvée. Ca hésite continuellement, ça tâtonne, et nous, on s’emmerde, en sachant deviner, de surcroît, que la fin ne nous surprendra même pas.
"Les yeux bandés", de Thomas Lilti. Avec Jonathan Zaccaï, Guillaume Depardieu, Jean-François Stévenin… 1h21
Je ne suis pas d’accord avec la critique des "yeux bandés". Les specateurs qui n’ont pas aimé ce film doivent appartenir à la génération zapping, ou le plan ne doit pas durer plus de 45 secondes et dans lequel l’action doit faire fuser de l’hémoglobine.
Le parti pris du réalisateur a été celui de l’introspection du personnage de Théo, la complexité des sentiments entre culpabilité et résiliance. Thomas Lilti garde une certaine pudeur avec ses personnages. Guillaume Depardieu est très convaincant, une critique porte sur le physique de l’acteur, peut-être auriez-vous préféré voir un Patrick Dempsey dans un rôle de gentil tueur canon. La prestation de Depardieu est très juste. Un malade qui sait ce qu’il a fait…ou pas, borderline aussi parce qu’il a bien conscience de ses mensonges…ou de son innocence.
La mise en scène de ce film est magistrale, pas un plan n’est inutile, il n’y a pas un plan qui ne sert pas le scénario. Je n’ai pas senti l’hésitation du réalisateur quant à l’issue du film. Tout coule de source, d’emblée on se fout de la culpabilité ou non de Martin, on est sur les ressentis de Théo qui subit, par ailleurs, les menaces du microcosme qu’est son ancien village. La bande son aux accents "western" appuie le côté "western social" du film.
Le Nord peut mettre le cafard, mais pourtant c’est bien un paysage français et on pourrait alors s’en prendre aux frères Dardenne pour leur choix géographique !
En définitive, le premier film de ce jeune réalisateur est plus que prometteur.
SK