Chômeurs radiés, clandestins, SDF… Nous vivons parmi les spectres, l’ectoplasmie sociale est à son comble, chacun doute de sa propre réalité.
Les fantômes n’existent pas, assurent les fanatiques de la Raison. Mais les matérialistes ne sont pas sérieux. Nous vivons parmi les spectres, l’ectoplasmie sociale est à son comble, chacun doute de sa propre réalité.
Les établissements scolaires sont hantés. Une oreille attentive décèle, sous le chahut des préaux, le souffle subtil des cent mille collégiens fantômes que les enseignants croient deviner au fond de la classe, les jours où la fatigue trouble leur vue. Peu à peu, ces décrocheurs disparaissent, jusqu’à s’effacer des listes d’appel.
Les élèves clignent des yeux : le fantoche à la triste figure qui se tient devant eux est-il un professeur ? D’un cours à l’autre, l’apparition se métamorphose : papy boomer, étudiant timide, diplômée mobilisée. Quelquefois, l’illusion s’éclipse et il ne reste plus qu’une chaise vide devant le tableau blanc.
Les zombies infestent les Pôles emploi. Chômeurs non comptabilisés, radiés sans sépulture : ces spectres de salariés forment, autour des statistiques officielles, un halo blême qui grandit effroyablement.
Sur les chantiers, des ombres brunes élèvent des murs. Des mains spectrales piquent l’étoffe au fond des ateliers. Et nous habitons des bâtiments, nous portons des vêtements qui sont les émanations de fantômes clandestins.
Des esprits s’endorment dans des tentes de fortune sous les ramures du bois de Vincennes, des chimères innombrables surfent sur le seuil de pauvreté, des fantasmes discriminés errent entre les tours des cités de banlieue. Le triplement des caméras de vidéoprotection révèlera-t-il la foule grandissante des invisibles, citoyens et métèques, dont l’existence ténue ne se lit qu’entre les lignes des cinquante-huit fichiers de la Police Nationale ? On en doute. Derrière les écrans de surveillance sur lesquels glissent des silhouettes mal définies, somnolent d’autres fantômes qui ne reconnaissent personne.
En mal d’existence, quelques uns se couvrent d’un masque blanc, d’un voile, d’une cagoule. Dans les médias, ils trouvent un simulacre de réalité. Mais l’Etat traque les anti-démocrates qui dissimulent sournoisement leur identité et c’est à visage découvert que ces ectoplasmes naïfs retrouvent l’anonymat des masses, leur case dans les tableaux truqués des sondages d’opinion.
Les politiques n’ont pas peur des spectres. On a vu des élus fantômes plébiscités par de faux électeurs bénéficiant d’emplois fictifs prononcer devant des assemblées désertes des discours rédigés par des ghostwriters. Il y a longtemps aussi que le spectre du communisme n’effraie plus l’Europe. Pourtant, il faudra bien que la multitude déchire la camisole de son invisibilité pour que la voix des déclassés tonne aux oreilles sourdes des financiers et des marchands d’armes. Que le peuple prenne corps, enfin.
Trés bon article ou cet excellent sujet le dispute à une excellente écriture.
Avec juste une petite précision, mademoiselle Juliette : les élus même avec des électeurs fantômes, n’étaient pas des spectres puisqu’ils émargeaient chaque mois sur nos deniers de contribuables.
Et puisque je parle de contribuable, même sans papier, ce dernier est rarement un fantôme pour l’état. Et dans ce cas là, puisque c’est bientôt la déclaration d’impôts, je voudrais bien devenir un ectoplasme, moi…