Mauvaises pensées d’un « fonctionnaire » de la pensée : un prof
Des années que je fais ce trajet chaque semaine pour coiffer ma casquette de maître de conférences à la fac. Je finis par connaître tous les contrôleurs de la ligne. Aujourd’hui c’est Lucien qui officie. Il est méticuleux Lucien et il ne fait jamais de cadeau à personne. Personne, sauf peut-être les lascars de banlieue. Après son passage dans mon compartiment, il a zappé celui d’à côté d’où fusent les rires de trois compagnons du survêtement-baskets-casquette NIKE. Péril en la demeure ? « À deux ans de la retraite, m’a confié un jour Lucien, je ne prends plus de risque avec les gens de cette corporation ! » On ne le comprend que trop bien le pauvre chemineau, à l’heure où c’est la France de toutes les corporations qui fait dans son froc face à cette jeunesse en uniforme qu’on ne veut incorporer nulle part.
À la fac, c’est kif-kif. « Les classes populaires » comme on les appelle par euphémisme pour ne pas dire « les arabes », en première année de socio, ils sont plus de la moitié des amphis. En seconde année, 90 % ont disparu. Un collègue m’a dit l’autre jour : « on s’est battu jadis contre les fac-casernes, mais c’était pas pour créer des centres sociaux universitaires ! ».
Ils n’ont pas le niveau, les potaches. Il y a ceux qui s’imaginent qu’ils sont toujours à l’école et qui applaudissent quand un prof s’absente. Et il y a les inquiets, ceux qui consomment du cours et qui chronomètrent les pauses. Mais ils sont rares ceux qui ont compris que pour réussir ses études, il faut lire quelques bouquins et apprendre l’autonomie. L’autre jour, j’interrogeais des étudiants de licence sur leur vision des grandes œuvres littéraires. Un ange passe. Puis un étudiant risque un nom : Bernard-Henry Lévy. Merde alors ! BHL ou la pensée française figée dans une image de la superbe romantique puant la naphtaline. Une caricature française qui refuse de vieillir comme Johnny. Il n’y a que chez nous où les vieux grigous restent aussi longtemps en haut de l’affiche. BHL, n’est-ce pas lui qui a inventé le « romanquête » du légitime délire sur l’actualité ?
Ce qui lui permet de satelliser le monde autour de son nombril. Ce type dans sa chemise blanche, ça fait plus d’un quart de siècle qu’il pratique l’onanisme en direct sur nos lucarnes médiatiques parce que personne n’ose lui dire d’aller se faire foutre avec sa nostalgie pour le bel éphèbe qu’il était jadis. Le drame d’un homme ou celui d’une France d’en haut qui voudrait résumer le monde à une seule image. Un peu comme son film avec Alain Delon, sans queue ni tête, mais avec le cul de madame BHL – Arielle Dombasle – comme seul point de mire. « Le pire qu’il puisse arriver à l’homme, c’est de n’être plus confronté qu’à lui-même, aux images de lui-même, ne plus avoir de confrontation avec une altérité qui le sauve » (Martin Heidegger).
Mais au final, il faut comprendre les potaches. C’est vrai que BHL c’est le prince consort de la faculté. Travailler son image, c’est le passe temps favori des fonctionnaires de la pensée universitaire. Chaque prof le dénonce comme pour s’extraire du jeu. Mais chacun cherche à ériger sa propre statue. Moi qui croyais trouver un lieu ouvert sur des expériences de pensées, j’ai vite compris les règles du jeu. Ne plus vraiment se poser de questions. Être comme les autres. J’ai réussi : suis-je vraiment devenu con ?
Le devenir con à la fac, ça veut dire quoi ? Une histoire idiote de pouvoir. Tu arrives, tu fais tes cours comme tout le monde, et tu t’imagines que tout le monde il est beau, tout le monde il est intelligent. Sauf que tu te rends compte qu’il y a des hiérarchies qui sont déjà là avant ton arrivée. Des profs, des maîtres de conférences mais aussi des étudiants qui sont des chouchous intouchables. Des chouchous féminins parfois ! Et tout ça, sous couvert d’objectivité scientifique, ça vire souvent au népotisme mandarinal. Moi qui disais aux étudiants de bouquiner, je n’avais rien compris : on peut aussi coucher ! Tout ça, on ne le découvre qu’à la longue. On s’imagine d’abord que découvrir un bon étudiant, c’est un bonheur pour tout le monde. Et on se rend compte que là n’est pas la question. Un bon étudiant sans soutien des mandarins, c’est un zéro. Il passera toujours derrière les porteurs de valise ou les maîtresses. Alors on se dit que pour aider quelques jeunes doués, il faut faire de la politique. Soutenir telle candidature insoutenable pour obtenir quelques soutiens plus tard. Au final le devenir con, c’est oublier que la fac c’est tout de même le lieu de formation des étudiants et non pas une arène politique où les profs règlent leurs comptes !
Il y a tout de même encore quelques profs de fac qui s’investissent sur des idées. L’université de la pensée inféodée, ça existe encore… sur Internet ! Je découvre un réseau de collègues qui se mobilisent à la suite d’une campagne de SOS racisme et d’intégristes républicains. En France, on n’aurait pas le droit de compter les discriminations au nom de l’universel abstrait des valeurs inscrites sur le fronton des monuments publics ! SOS racisme, cela va faire une génération qu’ils nous font le coup de la génération morale pour placer des Julien Dray et autre ni putes ni soumises.
Et dire que des universitaires s’étonnent encore que les discours publics grandiloquents ne suscitent plus la citoyenneté ! Le drame national, c’est que la nation de l’universel abstrait reste empêtrée dans un ensemble de représentations archaïques au sens politique et symbolique.
L’universel abstrait, comme déni de l’expérience, prétexte au statu quo et à l’incapacité d’inventer des pratiques concrètes pour actualiser les valeurs républicaines. Et cela, au nom de l’héritage des Lumières ! Ce qui me rappelle la blague de l’ivrogne cherchant ses clés sous un lampadaire « parce que là au moins, on y voit quelque chose ! ». La Fac, c’est un peu ça aujourd’hui : un lampadaire d’ivrogne. Qu’importe le réel, l’enjeu c’est l’éternel retour d’une même grille de lecture dans une histoire de l’entre soi. Cette généalogie blanche d’une version patrimoniale de l’universalisme, Kundera l’évoque dans un de ses derniers romans, L’ignorance : « Les Français tu sais, ils n’ont pas besoin d’expérience. Les jugements chez eux précèdent l’expérience. Ils ne s’intéressaient pas à ce que nous pensions, ils s’intéressaient à nous en tant que preuve vivante de ce qu’ils pensaient eux ». L’ignorance est un livre sur le drame de l’émigration, lequel ferait écho à celui de la modernité des exilés métaphysiques que nous sommes tous, incapables de s’établir à nouveau sur le sol de notre nostalgie.
On comprend mieux dès lors pourquoi la France éternelle est à ce point hantée par le spectre de l’étranger. L’immigré bloque les pendules de l’histoire à la date de son voyage mais lorsqu’il retourne au bled, il s’écrie comme Ulysse auquel Ithaque offre un visage inconnu : « qu’est ce que je fais ici ? ». Loin d’une odyssée originelle ou d’un voyage d’une rive à l’autre, l’errance immigrée devient celle qui abolit le mouvement dans un no man’s land, bidonville, cité de transit ou banlieue, purgatoire de la citoyenneté et d’une banalité du malheur dans une temporalité flottante. Mais cette errance immobile s’inscrit dans le devenir minoritaire de tout un chacun lorsque « tout fout le camp » et que la France semble devenir étrangère à elle-même. Grande est alors la tentation de déclarer la fin de l’Histoire au nom d’une nostalgie de grandeur. Un peu comme ces vieilles dames d’un autre temps, perdues dans la tourmente de l’actualité, s’accrochant désespérément à leurs souvenirs, à quelques photos jaunies. La nostalgie incite toujours à franchir la ligne de démarcation entre délire et réalité. Hors de leur contexte, les bribes de mémoire ne correspondent jamais à ce qu’on a vécu et plus la nostalgie est forte –comme un désir irrépressible de revenir dans le monde d’avant– plus l’oubli s’impose. Le pire c’est que la nostalgie sent mauvais. Dans nos provinces universitaires où rien ne bouge, ah que j’en ai connu de ces petites vieilles de la pensée, recroquevillées sur leurs bas de laine, se mourant de la lente décomposition des choses d’antan ! Rien de plus dégoûtant qu’une valeur pourrissant dans le ciel des idées hors champ de toute actualisation par l’expérience. C’est pourquoi il faut maudire la nostalgie et donner sa chance à l’expérience vécue contre les idées lumineuses de nos lampadaires d’ivrogne. Saleté de génération morale ! Heureusement qu’il reste quelques collègues pour dénoncer l’incurie de la vieille Marianne dès nos amphis de première année. Mais suis-je bien des leurs ?
La petite blondasse au second rang, je ne rêve pas, elle vient de me faire un coup d’œil ! Elle ne se rend pas compte que je pourrais être son père ? Remarque, c’est plutôt flatteur pour mon petit ego. Je finis par comprendre tous les vieux beaux de la fac qui après leur divorce se mettent à la colle avec des jeunettes.
Putain de machine à café ! Elle m’a encore piqué un euro. Rien ne marche ici, il faut le savoir. C’est comme la fenêtre de mon bureau qui depuis quatre ans tient avec des bouts de ficelle. Certains profs finissent par péter les plombs comme notre camarade Henry –installé en longue maladie– qui un soir a saccagé les massifs de fleurs de la présidence. C’est vrai que le Président –un collègue du département d’Histoire–, il se la joue chef d’entreprise et la réforme universitaire de va pas arranger les choses. Hier, la secrétaire nous a annoncés qu’on était désormais rationné sur les photocopies. Une économie de bouts de chandelles qui n’empêche pas les planqués des relations internationales de voyager en première classe aux quatre coins de la planète. Un jour à Rio, un autre à Pékin, entre deux réunions au Ministère, certains collègues ont depuis longtemps décroché de la relation pédagogique. Ils vendent de la formation paraît-il, mais je crois qu’au mieux, c’est de la communication (ou comment faire croire que l’Université française est encore un temple de la pensée !), au pire c’est de l’ordre du rituel anthropologique que décrit David Lodge dans Un tout petit monde. C’est vrai qu’après les profs TGV, on a inventé aussi les profs Boeing. On a même recruté récemment un Américain que l’on soupçonne d’avoir conservé son poste dans son pays d’origine. La sociologie, disait Bourdieu, c’est un sport de combat : je crois qu’ici, c’est surtout l’art de décrocher en douceur de toute responsabilité administrative et pédagogique tout en affichant le contraire grâce à la magie de la rhétorique professorale. Au final, le problème de la fac, se sont les étudiants : ces jeunes gens qui s’évertuent à rappeler leur existence dans un système qui les tient pour quantité négligeable.
J’ai bossé toute la nuit sur des dossiers administratifs, notamment pour une prime de recherche à laquelle je n’aurai sûrement pas droit. Mais il ne faut pas être rebuté par l’absurde pour faire carrière dans la fonction publique ! J’ai fini par tomber comme une masse sur le canapé et j’ai été réveillé à l’aube par une clameur du dehors. En fait, la fac est bouclée et un cordon d’étudiants bloque toute entrée. Du haut de ma fenêtre, dans mon costard plus que froissé avec mon fond de barbe, je dois ressembler à un patron séquestré par ses ouvriers comme au bon vieux temps du militantisme ouvrier.
Si on m’avait dit qu’un jour je me retrouverai de ce côté de la barricade moi le métèque fils de sous prolo ! Certes, ce n’est qu’une image car je ne suis ni chef d’entreprise, ni vraiment séquestré… mais ne suis-je pas pour autant en train de virer vieux con ? Car finalement dans mon confort professoral, la précarité institutionnalisée par la réforme universitaire, je m’en balance. Quelle ironie ! L’autre jour au début du mouvement, Fouad le gaucho a souri en ouvrant la porte de ma salle de cours. Avec une poignée de camarades, il faisait la tournée des classes pour appeler à la grève : « Ah ! c’est Monsieur X, avec lui c’est du tout cuit… » J’ai bien sûr accepté d’interrompre mon cours… pouvais-je faire autrement sans ternir mon image de prof militant ? À ma décharge, je dois dire que ce n’est pas une réputation surfaite car j’ai un long parcours militant. Jadis. Mais en me planquant derrière cette image du passé, ne suis-je pas devenu comme tant d’autres rentiers de l’engagement, cynique et dérisoire ? Roulez jeunesse, moi j’ai déjà donné… et je dois boucler le dossier pour ma prime de recherche ! Robert le philosophe qui prépare la même demande arrive avec une bouteille de blanc et des cacahouètes. Il a réussi à entrer par une porte dérobée. Il nous manque un ouvre-bouteille. Dans les couloirs jonchés de détritus d’une fac déserte, avec la même gueule de bois et le même costard froissé sinon la couleur, deux maîtres de conférence fraîchement habilités en quête de tire-bouchon pour conjurer la béance universitaire.
Notre université va mourir en direct
Nous espérons que les citoyens se complaisent de ce spectacle grandiose de la revanche des crs sur le mouvement étudiant. La revanche des matraqueurs (médiatique) sur mai 68 est sans conteste un événement joyeux aux yeux des Français. « Regarde ces petits branleurs qui se plaignent de prendre la matraque dans la gueules alors que ce sont des preneurs d’otage ».
Mais qu’est ce que ce mai 68 ? Le mois ou une bande de chevelu a crée un climat de révolution ? Non pour beaucoup c’est le mois qui a crée une université libre à tous. Mais de quoi est faite cette université libre ?
Cette université libre est faite de tous, de rien, elle est faite d’une idée « professer ». Elle est le lieu de l’hérésie de la vie, c’est le lieu de la déconstruction de Derrida, c’est le seul lieu ou on peut se questionner et remettre en cause le monde qui nous entoure qu’ils soient culturel, politique, économique, religieux, et bien d’autre. On peut y remettre en cause le faite de faire cette action ou même on y remet en condition la démocratie. On y déconstruit notre mode de vie, notre mode de penser, on l’analyse, on trouve des solutions qu’on remet en question. Notre but n’existe pas, on ne recherche pas le profit, on cherche le chemin qui nous amène à l’humanité, à une vie pour le nous citoyen le nous qui définit ce que l’on est ce que l’ont veut être et au final ce que nous serons.
Pourquoi détruire ce berceau de citoyenneté ? Pourquoi gâcher le modeleur de société à penser qu’est l’université ? Pourquoi nous envahir de ces idées de rentabilité et de professionnalisation ? Nous ne sommes pas là pour apprendre un métier mais pour former notre esprit à une mentalité qui nous permet de poser un regard critique sur tous et en priorité nous même. Trouvez vous anormale d’apprendre tous de soit avant d’apprendre d’autres savoir. Trouvez-vous normale de penser d’abord à sa carrière au niveau professionnel au lieu de se connaître comme une personne métaphysique, comme une personne minuscule appartenant à un tout.
Le nous est il condamné à disparaître dans les méandres du « Moi je… ». Sommes nous condamné à vivre sans le nous qui caractéristique une société, une nation, un peuple, une humanité.
Selon moi seul des humanités peuvent traverser les barrières social, culturel, moral, elles sont le pont d’une civilisation humaine, elles seront « la chute du mur de Berlin » de la désunion.
Êtes-vous prêt à sacrifier le monde de demain pour si peut ? Êtes-vous prêt à rendre cette faculté de penser de comprendre de critiquer d’avancer vers l’humanité ? De l’argent, un métier sont ils donc la seul préoccupation que vous aurez tous le long de votre vie ?
Dans le cas où vous avez répondu oui sachez que nous ne renoncerons jamais au rêve de l’humanité emmenée par ceux que vous considérés comme des romantiques, des naïfs qui n’auront de cesse d’atteindre l’humanité.
salut
pour ton dossier de PEDR, avec la réforme, il va falloir coucher localement plutôt qu’avec la MSTP. N’oublie pas que tu es payé au kilo de thésard, si tu as un pote au CNU tu auras la grille d’évaluation pour la PEDR et fais ton dossier en conséquence.
Tu écris que enseignant-chercheur est l’art de laisser les responsabilités administratives et pédago en n’en ayant pas l’air. Je suis complètement d’accord. Ces responsabilités prennent un temps fou et te grillent pour la recherche (on ne peut pas tout faire, déjà on est en concurrence (au moins en comparaison) avec les CR dans les équipes UMR ou projets INRIA, c’est dur), et il y a clairement un principe que ces responsabilités sont gérées par ceux qui n’ont plus de potentiel de recherche, pas ailleurs si on s’y met ensuite très dur de revenir dans la recherche.
bon courage
J’ai lu cet article avec beaucoup d’étonnement. Professeur d’université moi-même, j’avoue ne pas reconnaître le milieu qui est décrit ici. Je ne prétends pas que tout ce qui est dit soit faux, il y a des abus partout et c’est vrai que les relations internationales sont parfois l’occasion de faire de beaux voyages à peu de frais… mais le trait est forcé, très forcé, trop forcé. Peut-être la différence avec ma propre expérience (qui vaut bien la vôtre) vient-elle de la discipline ? J’évolue en sciences dans un laboratoire performant en recherche et la plupart des enseignants y sont motivés et parfois même passionnés. Mais je crois l’explication un peu courte, car même ceux qui chez nous font moins de recherche reportent souvent leur énergie sur l’enseignement, la pédagogie, l’amélioration de leurs cours, etc (et sans chercher à coucher avec des étudiants, phénomène qui peut certes exister, comme partout ailleurs, mais qui est si marginal à l’université).
Non, je crois que l’explication de la discipline, du laboratoire de recherche ou du département d’enseignement est trop courte. L’explication est sans doute interne et propre à vous-même. Vous vous posez la question de savoir si vous êtes devenu « con ». Je n’oserais pas répondre à une telle question, mais vous êtes pour le moins désabusé et aigri. Et c’est un peu triste, bien sûr.
Ce qui est dommage, c’est que vous présentez un tableau de la réalité universitaire qui est si peu conforme à celle que je connais, et dont le trait me paraît si exagérément forcé (même de votre point de vue) que je trouve que vous ne rendez pas un bien grand service à cette institution en publiant un tel article. Si vous en êtes à ce point, mieux vaudrait peut être se taire que de répandre ce genre d’analyse inexact.