Dans le flot continu d’informations catastrophiques en provenance d’Irak, il en est une qui est passée presque inaperçue malgré son importance indéniable. Il s’agit du pillage organisé des vestiges antiques ; un vol à grande échelle que vient de dénoncer le journaliste britannique Robert Fisk [1]. Chaque jour - ou chaque nuit - d’anciennes villes sumériennes, dont certaines ont sept mille ans d’âge, sont excavées, et, le plus souvent gravement endommagées, par des bandes à la recherche de bijoux ou de pierres précieuses. Selon Fisk, qui se base sur un rapport de l’archéologue libanaise Joanne Farchakh à paraître en décembre prochain, les dix mille sites mésopotamiens que compte le pays sont systématiquement dévastés dans ce qui s’avère être le plus grand phénomène récent de contrebande archéologique.
Certes, ce n’est pas du sort des populations irakiennes dont il est question et d’aucuns pourraient penser que s’inquiéter au sujet de « vieilles pierres », ce serait faire injure aux centaines de personnes qui meurent quotidiennement et à celles, bien plus nombreuses, qui sont blessées, emprisonnées ou chassées de leurs maisons sans compter les disparus ou les réfugiés qui végètent en Jordanie ou en Syrie. S’indigner à propos de ces déprédations peut effectivement paraître déplacé vis-à-vis d’un pays sous occupation étrangère et ensanglanté par la guerre civile.
Pourtant, c’est de notre histoire à tous qu’il s’agit. Ces cités éventrées, ces tombes millénaires détruites, ces restes de vieilles civilisations que des entrepreneurs locaux accaparent pour les transformer en matériaux de construction, tout cela nous appartient. C’est un legs dont toute l’humanité est propriétaire car il concerne son histoire et le fondement même de sa naissance. On l’oublie, mais l’Irak est le berceau du monde actuel et les outrages que lui font subir les pillards sont autant de coups de poignard dans la chair des hommes.
C’est en Mésopotamie qu’est née la civilisation urbaine et que se sont développées l’agriculture et l’irrigation. C’est là aussi, qu’est apparue l’écriture cunéiforme dont les caractères gravés sur des tablettes sont présents dans toute la région. Même la ville biblique d’Ur, celle où, affirme la tradition, aurait vécu Abraham, n’échappe pas aux vandales qui, larcin après larcin, effacent notre mémoire au profit de quelques collectionneurs privés qui, de New York à Tokyo, en passant par Londres, Paris, Dubaï ou Doha, profitent du chaos irakien pour amasser un butin inestimable.
Mon émotion n’est pas feinte. Il s’agit d’un patrimoine universel auquel nous sommes reliés par des fils invisibles qui relèvent de l’insondable. L’idée que cette richesse archéologique, encore peu exploitée sur le plan scientifique, puisse disparaître, devrait nous être insupportable car avec ces vols et destructions, l’humanité ne perd pas simplement la possibilité de pouvoir un jour mieux connaître et expliquer ses origines. Elle voit aussi se briser le lien physique mais aussi spirituel qui la relie à ses ancêtres et c’est là une perte incalculable.
Quels enseignements peut-on tirer de cette mise à sac qui ne semble guère affoler l’Onu ou l’Unesco ? La première constatation, évidente, c’est qu’elle traduit bien la paupérisation de la société irakienne. Parmi les pillards, on trouve d’anciens ouvriers qui travaillaient pour les fouilles archéologiques avant la chute du régime de Saddam Hussein. Sans emploi ni salaire, ces hommes, parmi lesquels on trouve aussi des archéologues au chômage, n’ont plus aucun scrupule à mettre leur expertise au service des trafiquants.
De plus, et c’est la seconde constatation, ce pillage général est tout sauf un mouvement désordonné ou « artisanal ». Comme ce fut le cas avec le sac du musée de Baghdad en 2003, ce phénomène est surtout le fait de bandes structurées qui opèrent à la faveur du désordre et de l’insécurité. Ainsi que le rapporte Robert Fisk, les douaniers et policiers irakiens qui tentent de s’opposer à ce trafic le paient souvent de leur vie ce qui montre bien la puissance des pilleurs.
Il y a autre chose qui m’interpelle dans ce scandale. L’article de Fisk a été très commenté sur internet. A l’opposé des indignations légitimes, j’ai relevé plusieurs « posts » accusant les « Arabes », et dans le cas présent les Irakiens, d’être incapables de respecter leur patrimoine culturel et archéologique. Ce fut déjà le cas en 2003 quand de nombreux commentateurs occidentaux préféraient insister sur l’avidité des « Ali Baba » plutôt que de s’interroger à propos de l’étrange passivité des troupes américaines, obnubilées, on s’en souvient, par la seule défense du ministère irakien du Pétrole.
Car il faut bien évoquer la responsabilité américaine. Comme pour les autres manifestations du drame irakien, elle est énorme. En tant que force d’occupation, et malgré leur refus de signer la Convention de la Haye, qui, depuis 1954, protège les biens culturels en cas de conflit armé, les Etats-Unis sont les premiers coupables de ce désastre. Et l’on est en droit de se demander si ce saccage est la conséquence de la désinvolture des autorités d’occupation, de leur incompétence ou, rien n’est à exclure, de leur collusion avec les réseaux de trafiquants de pièces sumériennes.
Cette dernière hypothèse n’est pas absurde. Les armées ont presque toujours pillé les richesses culturelles des pays qu’elles envahissaient. Ce fut le cas des troupes de Bonaparte en Italie dont les rapines furent justifiées par l’égyptologue Vivant Denon pour qui il ne s’agissait pas de vols mais d’actes « généreux » destinés à protéger des oeuvres que seuls les musées de France étaient dignes d’accueillir… En cela, c’était déjà un crime mais, en Irak, c’est pire : l’occupant américain laisse faire les mafias quand il ne se fait pas lui-même complice ou acteur de la razzia. Le thème est là, il ne reste plus qu’à écrire le scénario : à quand une saga hollywoodienne à propos d’un trésor déterré par des marines dans les ruines de Babylone, le tout sous fond de combat avec des djihadistes, des Iraniens et d’anciens soldats de la Garde républicaine ?
(*)
[1] It is the death of history, The Independent, 17 septembre 2007
Je me permets de donner les liens vers deux articles complémentaires :
Vandalisme et pillage en Irak, berceau de la civilisation par Joëlle Pénochet (+ vidéo et dossier) http://www.internationalnews.fr/categorie-10183255.html
et : De Babylone à "Camp Babylone" par Joëlle Pénochet : http://www.internationalnews.fr/article-12826532.html
Cher Madras,
On regarde toujours le passé avec les yeux du présent. Et le plus souvent, on le considère avec son cœur. Personne n’oublie l’égypte, personne n’en mésestime l’importance. L’écriture a été inventée (inventer = découvrir) à plusieurs reprises, par différentes cultures à différents moments de notre histoire commune. A l’heure actuelle (novembre 2007), et malgré de récentes découvertes n’impliquant ni l’Egypte ni Sumer, les plus anciens et nombreux documents mis au jour par les archéologues ont été trouvés entre le Tigre et l’Euphrate. Par ailleurs, de picto-ideo-analogo graphique au départ, le système d’écriture dont ils témoignent a bientôt évolué vers un système idéo-phonétique où la figuration n’aurait finalement plus de place (sinon à titre de traces) : évolution que n’ont pas connu les hiéroglyphes, dont les plus anciens retrouvés sont de quelques centaines d’années plus jeunes que les cunéiformes, évolution qui conduira aux systèmes trilitères, syllabiques et jusqu’aux alphabets. Quant à l’argument de poids concluant ta remarque, je doute qu’il soit pertinent : de simples tablettes d’argile sont même plus simples que de simples feuilles de papier, que de simples suites de 0 et de 1 électroniquement codées, et pourtant : crois-tu que nous aurions-pu avoir ce débat s’il avait fallu le graver sur "des pierres taillées de plusieurs tonnes" ?