Le poste laissé vacant par feu le correspondant de RFI au Cameroun aiguise les appétits
La « voix du Cameroun » s’est tue. Correspondant permanent de Radio France International (RFI) et de l’Agence France Presse (AFP) à Yaoundé, David Ndachi Tagne a été inhumé le samedi 21 octobre, dans son village natal, à 350 km à l’ouest de Yaoundé. Bizarrement, la fin brutale du journaliste, âgé de 48 ans seulement, ne lui a valu que des hommages timorés dans la presse camerounaise. Certains journalistes, déclinant les invitations sur les plateaux de télévision et de radio, ont ainsi refusé de mêler leurs larmes à celles, un peu trop convenues, de leurs confrères. Car il y a comme de la perfidie dans ces hommages qui, depuis l’annonce du décès, le 9 octobre dernier, diagnostique « le surmenage » pour expliquer la mort de cet homme dans la force de l’âge. Il faut dire que « l’infatigable David » était un homme fort occupé. En plus de ses lourdes missions à RFI et à l’AFP, il officiait comme consultant pour divers médias internationaux (La Voix de l’Amérique, La Voix de l’Allemagne, Radio suisse romande…), s’occupait d’un cercle de réflexion sis à Yaoundé (le Cercle de recherche et d’action culturelle, CRAC), multipliait les ouvrages de toute nature (essais, biographies, romans, pièces de théâtre, recueils de poésies…). Sans oublier, bien sûr, ses responsabilités au sein du quotidien gouvernemental, Cameroon Tribune, auquel il collaborait depuis le début de sa carrière, en 1978…
Il y a de la perfidie et sans doute un peu de jalousie. Car, dans un pays où le journalisme un tant soit peu critique vous mène mécaniquement à la disette et où même les mieux intentionnés finissent par mettre leur plume au service de riches protecteurs en mal de publicité, celui qu’on appelait « Fait Tout » faisait quelques envieux. Les reporters locaux qui, pour beaucoup, gagnent difficilement plus de 100 euros par mois auraient aimé pouvoir, comme lui, mener leurs enquêtes en 4x4. Moins à plaindre, la poignée de journalistes français qui ont mystérieusement échoué au Cameroun et qui peinent à vendre leurs reportages à des médias un peu trop hexagonaux regardaient avec convoitise le travail du journaliste multicarte. Alors, évidemment, depuis l’annonce de la tragique nouvelle, beaucoup de condoléances ressemblent à des candidatures. Il se dit même, dans les rédactions, que des marabouts se seraient vu confier quelques lettres de motivation. On n’est jamais trop prudent.
Si les rapaces volent autour du cadavre de l’ancien correspondant, ce n’est pas uniquement parce que les salaires qu’il cumulait sont sans comparaison avec les standards locaux. C’est aussi, surtout, parce que les fonctions qu’occupait David Ndachi Tagne, et en particulier celle de correspondant de RFI, confèrent à leur titulaire une redoutable force de frappe : devenir la voix (quasi) unique du Cameroun dans le monde ! De quoi faire fantasmer dans ce pays où, comme dans tant d’autres, le pouvoir est aussi mal partagé que dépendant de son « image » à l’étranger. On sait les efforts que déploient ces derniers temps les autorités de Yaoundé pour donner aux touristes et aux investisseurs internationaux une image attrayante [1]. Aussi les hommes de presse ne sont-ils pas les seuls à phosphorer sur la succession du plus puissant des journalistes camerounais. Nul doute qu’en haut lieu également, on s’active pour inciter RFI à « choisir » le ou la candidat(e) qui saura le mieux porter la (bonne) parole officielle au quatre coins du monde.
Tel est bien l’enjeu de la succession de David Ndachi Tagne alors que le tout puissant Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, achève son dernier mandat (si, du moins, l’on en croit la Constitution) : de quel « Cameroun » le prochain correspondant sera-t-il le porte-voix, celui des dirigeants ou celui des petites gens ? La question chatouille les millions d’oreilles anonymes qui, de Yaoundé à Douala en passant par Bamenda et Ngaoundéré, écoutent avec attention ce qui se raconte quotidiennement sur les ondes de « la radio mondiale ». S’ils n’ont pas voix au chapitre, les auditeurs camerounais attendent avec impatience de savoir qui sera « leur » nouveau correspondant. Car ils savent le rôle bénéfique que joua RFI, à l’instar de la presse indépendante en pleine effervescence, quand au début des années 1990 le pays entier s’éleva contre Paupaul et sa clique. Ils savent aussi que la chape de plomb est retombée depuis quelques années que ni les journaux indépendants, ni RFI ne semblent vouloir lever. Il est tout de même assez stupéfiant, pour ne citer qu’un exemple récent, d’entendre sur RFI le vibrant plaidoyer anti-corruption du ministre de l’Economie et des Finances, Polycarpe Abah Abah… alors que tout le Cameroun sait pertinemment que sa femme et lui figurent parmi les plus grands détourneurs du pays !
Faut-il, pour se convaincre des attentes des Camerounais, rappeler que des dizaines de milliers d’étudiants en grève, rassemblés sur le campus de Yaoundé l’an dernier, huèrent copieusement les reportages tronqués de RFI quand ceux de la BBC, beaucoup moins conciliants avec le régime, étaient au contraire ovationnés ? De Paris, on entend mal la révolte des petits fonctionnaires qui perçoivent des salaires amputés de 70%, des taximen qui subissent le racket quotidien des « forces de l’ordre », des filles qui se prostituent pour faire vivre la famille, des prisonniers qui pourrissent des années dans des cellules sordides, des malades qui doivent acheter leurs propres médicaments avant d’aller à l’hôpital, etc. L’ancien Poste Colonial parle, comme dit la chanson, toujours avant eux et sa voix couvre leur voix.