A l’occasion de la sortie de son nouvel album Avatars, William Sheller propose un menu quatre étoiles dans le resto U de la chanson française
Triste spécialité de la chanson française depuis une dizaine d’années : la cuisine qui fait recette vient des apprentis, dont les créations semblent uniquement destinées aux étudiants et aux jeunes couples vivant comme des retraités. Le sage George Steiner déclarait dans son livre Ce qui me hante : « J’ai essayé de passer ma vie à comprendre pourquoi la haute culture n’a pas pu enrayer la barbarie » mais pareillement, la grande cuisine des saveurs et de l’imagination n’a pas enrayé la prolifération de la barbaque. Malgré tout, la cruelle vérité rattrape aujourd’hui les mauvais plans marketing et le constat est terrible à l’écoute de la production aux petits oignons du nouveau Sheller : la concurrence est balayée, ridiculisée.
Vous souvenez-vous du personnage incarné par Patrick Dewaere dans Préparez vos mouchoirs ? Stéphane, le mélomane obsessionnel qui ne jure que par Mozart, déclarant à qui veut l’entendre « Moi j’écoute que Mozart, ça me suffit, ça remplit ma vie ». A l’écoute de Avatars, on se prendrait à penser la même chose de Sheller : tout est là, pop, rock, classique, mélodies, fulgurances, imagination, lyrisme, pourquoi écouter autre chose quand le meilleur de la musique est condensé dans cette œuvre foisonnante ?
On ne racontera pas ce disque quatre étoiles par le menu, comment décrire la sensation de faire du saut à l’élastique au paradis ? Ceux qui apprécient Sheller à sa juste valeur savent déjà que Avatars est un nouveau cadeau tombé du ciel. Les autres continueront à passer à côté en pensant que l’essentiel est ailleurs, puisque le musicien ne fait pas la couv’ des Inrockuptibles ou de Télérama. On conseillera aux rigolards caustiques d’écouter « Jet Lag », ça devrait les calmer jusqu’au prochain Sonic Youth. Sheller est un artiste authentiquement rock : ses albums « live » conservent les plantages obligeant à reprendre un morceau au début, et là où beaucoup d’autres auraient usé du fading (baisse du son progressive) sur le final de « Jet Lag », lui laisse le morceau mourir de sa belle mort brutale.
Seul regret : le choix en premier extrait de « Tout ira bien », chanson sans refrain (le comble pour un single !). « Spyder le cat » et sa gracile pop-soul sixties ou le souchonien « Camping » s’imposaient davantage dans ce format.
Avatars sonne comme un best-of témoignant du parcours singulier d’un artiste à la constance remarquable en terme de qualité. De la fraîcheur pittoresque de « Rock’n’dollars » (1975), palpable ici sur « Music Hall », aux rives intimistes de « Un homme heureux » (1991), longées sur « Félix & moi », en passant par les cordes diluviennes et tourmentées du Sheller en mode Classique (« Tristan »), toutes les parures éclectiques et électriques convergent dans la même quête substantielle du Beau absolu et intemporel, dans un mouchoir de poche.
William Sheller a accepté de se confier à Bakchich.info. Entretien sans langue de bois où il est question de slam, des Beatles, de Maritie et Gilbert Carpentier, de misanthropie, de culture française, de crise du disque, etc…
Bakchich : Vous qui trouvez de la matière poétique en toute chose, en voyez-vous dans le slam et ses dictionnaires de rimes ?
William Sheller : « Déclamer la poésie se pratiquait encore récemment dans des cénacles un peu élitistes, il fallait en outre être un « diseur » de talent, et n’est pas Fabrice Luchini qui veut. Le slam, venu des USA est une manière ouverte de dire devant un public, dans la rue, dans un café, des textes de poésie contemporaine, à laquelle les éditeurs ne s’intéressent plus guère. Rime ou pas ce n’est plus le problème depuis Prévert, Cocteau ou Queneau. Ceci dit il y a beaucoup de n’importe quoi, cela semble tellement facile. »
Bakchich : Nicola Sirkis vous a longtemps cité comme influence majeure. Aujourd’hui, ses références sont essentiellement des artistes en phase avec les goûts de son nouveau public. Et vous, connaissez-vous votre public aussi bien ? A quoi ressemble-t-il ?
W.S : « Heureusement que Nicolas a évolué et n’en reste pas à ses premières influences, et puis les temps ont changé. Je ne pense pas qu’il s’adapte pour être en phase avec son public, mais qu’un nouveau jeune public l’a adopté. Personnellement mon public est très varié, inclassable tant en âge qu’en milieu social ou autre. Certains me préfèrent seul au piano, d’autres avec les musiciens. Il y a un peu des gens de tous bords. »
Bakchich :« Alors que le milieu de la musique classique vous honore régulièrement, vous sentez-vous incompris de certains médias ou autres décideurs qui semblent ne tolérer le mélange des genres que lorsqu’il est « tendance » ou « porteur de messages » ? W.S : Il y a des sortes d’ayatollahs intolérants partout et surtout dans le monde classique. Incompris ? Non puisqu’ils ne cherchent même pas à comprendre ils sont dans leur petit monde « tendance »… quand aux genres porteurs de messages, on aimerait savoir lesquels, à quoi ils servent si ce n’est à enfoncer des portes ouvertes ou de prêcher des convaincus. »
Bakchich : Quel est votre plus grand souvenir télévisuel personnel ? Quel souvenir gardez-vous du Taratata dont vous étiez l’invité principal ?
W.S : « Sans que ce soit un souvenir précis, rien ne remplacera (encore une fois) les émissions de Maritie et Gilbert Carpentier. On y participait sans avoir forcément quelque chose à vendre. On participait à des sketches, on s’affublait de déguisements, et l’on chantait des chansons écrites spécialement pour l’émission. Quand à Taratata que ce soit en invité principal ou en « invité d’invité » c’est un rare bonheur de pouvoir y chanter en direct comme en scène, avec des conditions techniques de bon niveau. »
Bakchich : Quel est l’album de votre discographie que vous réécoutez avec le plus de plaisir ? Et celui que vous réécoutez avec le plus de regrets ?
W.S : « Je n’écoute pratiquement jamais mes enregistrements une fois qu’ils sont sortis. J’aurais du mal à vous répondre. Si je devais avoir un regret ce serait au niveau des tripotages appelés « remasterisation » dans les compilations, et qui déforment sans vergogne le son des enregistrements d’origine, pour les rendre plus agressifs. »
Bakchich : On ne voit jamais votre nom parmi les artistes signataires qui condamnent le téléchargement illégal. Comment analysez-vous la crise du disque ?
W.S : « Autant signer pour condamner les nuages qui passent… Entendons-nous sur le mot téléchargement. Il y a les sites P2P où l’on trouve parfois des albums un mois avant leur sortie. On y télécharge rapidement des fichiers compressés. Je mettrais ça au même niveau que les logiciels craqués, pour lesquels aucune pétition n’existe d’ailleurs. Par ailleurs, il est des sites où l’on propose tout à fait légalement l’écoute d’albums entiers. Ca n’est pas du téléchargement de fichiers, mais c’est négliger le fait que l’on peut tout à fait les enregistrer au fil de l’écoute.
On peut aussi à partir d’un album acheté en envoyer des copies par simple mail. J’envoie pour des raisons professionnelles des maquettes ou certains de mes morceaux à d’autres musiciens pour des raisons de collaboration, et ce sans le moindre problème. Je pense qu’il y a eu un manque d’anticipation sur une technologie qui a bouleversé la donne dans tous les domaines. Les grandes majors auraient eu les moyens dès le début de créer des Google ou autres Yahoo et de garder un certain monopole de diffusion. Maintenant que les vannes sont ouvertes on ne peut revenir en arrière. Oui le CD est cher. Oui il y a plus urgent pour le porte-monnaie que d’acheter un CD. Oui il y a une production de beaucoup de petits talents sympas sans plus, ou de choses formatées pour durer trois mois. Une époque de crise n’est pas favorable à l’aventure artistique et à l’imaginaire. Quand on a comme souci principal de tâcher de ‘tenir les murs pour qu’ils ne s’écroulent pas’ on n’a guère le temps d’imaginer comment en bâtir de nouveaux. Par contre le spectacle vivant a repris de poil de la bête, ce n’est pas plus mal.
« Signer contre le téléchargement illégal ? Autant signer pour condamner les nuages qui passent » »
Bakchich : Comme Nino Ferrer et Léo Ferré avec leur classique respectif « Le sud » et « Avec le temps », « Un homme heureux » a un peu vampirisé le reste de votre œuvre. Et comme chez ces artistes mélancoliques, on sent poindre une certaine misanthropie dans vos disques (Cf « Camping » sur Avatars). Vous sentez-vous des points communs avec ces deux écorchés ?
W.S : « Il n’y a pas de misanthropie dans « Camping », c’est un personnage qui noie un petit chagrin personnel en se mêlant à un de ces moments de fêtes ou faire l’imbécile avec les autres soulage un peu l’âme. Rien de péjoratif. Ceci étant dit oui je me sens assez proche de ces deux auteurs que vous citez et je trouve l’être humain décevant, c’est vrai. Il a tout pour bien vivre et s’acharne à tout détruire. Le seul mammifère qui souille son gîte et agresse ses semblables. Enfin « Un homme heureux » est un peu pesant parfois, mais se dire que l’on aura au moins laissé une chanson dans la mémoire collective est plutôt rassurant. »
Bakchich : Quel est votre rêve d’artiste non encore réalisé ?
W.S : « Un opéra, un vrai, pas une comédie musicale, mélanger les genres de voix selon les personnages, voix lyriques pour certains, voix naturelles pour d’autres. Peut-être quelque chose plus destiné à la 3D qu’au théâtre… »
Bakchich : « L’influence de Sergent Pepper est perceptible sur Avatars. A propos des Fab Four : de tous les artistes présentés depuis trente ans comme les nouveaux Beatles, Coldplay mérite réellement cette distinction. Que pensez-vous de ce groupe ? »
W.S : « Sergent Pepper a ouvert des portes, celles des arrangements utilisant toutes sortes d’instruments. C’est mon époque, il est normal que j’en aie été marqué d’autant que cela satisfaisait mon envie de mélange des genres Classique + Pop-rock. Coldplay va magnifiquement dans ce sens. Cependant personne ne sera jamais les nouveaux Beatles qui ont fédérés la planète autour de leur musique et ont fait réfléchir tous les artistes de leur temps. »
Bakchich : Les mélodies et l’imagination ont déserté la plupart des productions, les chansons « à texte » d’aujourd’hui ressemblent aux grandes lignes d’un contrat de projet à faire valider par le premier Conseil Général venu, quel regard portez-vous sur l’état de la musique en France ?
W.S : « Je crois que vous avez tout dit là… Qu’est-ce que vous voulez que j’ajoute à ce sentiment que je partage ? LOL Il y a quand même des Camille, des Juliette, Mathieu Chedid, des Delerm, et quelques autres… Ils existent, qu’on aime ou pas c’est selon les goûts mais ils ressortent du lot. »
Bakchich : Grand Corps Malade recevant les insignes de chevalier des Arts et des Lettres au bout d’un seul album, idem pour Abd Al Malik, cela vous inspire-t-il une réflexion ?
W.S :« Les ministères sortent quelquefois ainsi leur arrosoir à médailles … Tant mieux pour Grand Corps Malade et Abd Al Malik… J’ai été moi-même ‘adoubé’ en même temps que Sylvester Stallone … lequel à n’en pas douter a fait beaucoup pour la culture française. »
Bakchich : pouvez-vous nous citer quelques artistes « conseillés par William Sheller » ?
W.S : « Mon pauvre, depuis deux ans que je suis en studio et que je travaille sur cet album j’ai « entendu » vaguement des choses mais n’ai pas eu le temps d’en « écouter »… Je ne serai bon qu’à demander à mon fils ce qu’il y a de chouette à découvrir ces derniers temps, pour avoir l’air d’être au courant et faire le vantard afin de terminer un article en beauté. Ah si ! Arctic Monkeys, j’aime bien les mélodies simples, entre Fab Four et un saupoudré de Smith par moments, c’est bien construit, bien produit, mais ça n’est pas récent … »