Ne ressentez-vous pas, même sans être radicalement périmé vous-même, le besoin, parfois, d’un inventaire ? Le besoin de recenser, d’évoquer, de ressusciter des objets aujourd’hui disparus, et qui pourtant ont existé, là, entre vos mains, sur l’étagère, dans le jardin, au coin de la rue, absolument familiers, utiles, en tout cas, ou amusants, et que l’on jugeait indispensables… jusqu’au jour où on ne les a plus vus. Pfuit ! Il y en avait, il n’y en a plus, c’est peut-être cela, l’Histoire, ou sa menue monnaie, notre histoire, la vôtre, la mienne.
C’est un peu comme les photos de Doisneau : pour deux générations, il y a au moins un cliché où l’on pourrait reconnaître une photo de famille. Mais les visages nous enferment dans notre histoire personnelle ; ce qui nous lie à la grande masse sociale, ce sont les objets, oui, et aussi les pratiques, qui vont avec, mais gardent souvent leur fantaisie propre : on faisait ceci, on ne le fait plus. Tout est lié, les trucs et les machins, les choses et les bidules, dans le grand débarras du dernier demi-siècle, traversé à la vitesse d’un mascaret d’innovations. Eh oui, si l’on regarde la France de 1950, elle ressemblait plus à la France de 1930 qu’à celle de 1970, tous les historiens des techniques et des moeurs vous le diront.
Notre petite archéologie de la péremption contemporaine va déterrer des machins qui, à la vérité, existent encore, mais rarement, et avec un statut différent – le martinet, par exemple, à volé des fesses des enfants à celles des adultes consentants. Ou alors, « on en trouve encore » – au fin fond d’une brocante, ou dans les tiroirs d’une mercerie provinciale, que sais-je ? Eh bien, tant pis : nous ferons comme s’il n’y en avait plus. « Je me souviens… », osa dire Pérec. A notre tour, souvenons-nous. Sans nostalgie. Pour la beauté de la chose, eût dit Vialatte, grand chosiste s’il en fût.
Pour onze euros cinquante, vous pouvez encore acquérir, sur un site de ventes aux enchères, ce « jouet très ancien » (sic). C’est le cyclorameur, un jeu bien trop dangereux pour nos enfants, qu’on a mis à la décharge dès l’apparition du vélo. Bénies soient les nouvelles technologies.
C’est un tricycle très près du sol, la selle (de métal) étant directement posée sur le châssis (de métal) sur lequel sont fixées les roues (de métal) garnies d’un pneu de caoutchouc dur, pour ne pas rayer le parquet – le cyclorameur se pratique aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, à condition de doser son énergie.
Il en faut, de l’énergie, pour avancer à force de bras : les deux pieds sont calés sur les côtés de la roue avant, qui est unique, et guident l’engin approximativement, en poussant d’un côté ou de l’autre ; on a ensuite le choix entre deux options : soit c’est un manche muni de deux poignées que l’on tire et l’on pousse alternativement, comme si l’on pompait ou sciait ; soit – et c’est le vrai cyclorameur – deux fortes tiges horizontales forment les rames de cet esquif à roues, et l’on doit, comme sur une barque, les attirer puis les repousser. Un système complexe de bielles, sous le siège, transforme ce mouvement horizontal et le communique aux roues arrière.
C’est compliqué ? C’est surtout épuisant : le siège étant fixe, les reins de l’enfant deviennent vite douloureux et, faute d’une démultiplication efficace, il lui faut de sérieux efforts, surtout pour démarrer. Eh bien, croyez-moi si vous le voulez, les enfants de l’époque ne rechignaient pas à ce déploiement de force. Ils avaient d’autant plus de mérite que l’engin pouvait blesser : il fait partie de cette catégories de mécaniques conçues pour pincer les doigts qui fit hurler plus d’un gamin.
Je citerai, dans cet arsenal, la voiture à pédales, entièrement construite en tôle et pesant vingt bons kilos, dont le volant se coince en bout de course et précipite véhicule et conducteur sur l’arête vive d’un meuble ou un coin de mur râpeux. C’est en le décoinçant (ou en débloquant les pédales, suspendues à des tringles sournoises) que le pilote s’expose à une revanche brutale du métal.
Placée sous le patronage (usurpé) de Bugatti ou de Panhard-Levassor, la voiture à pédales avait quelque chose d’aristocratique : les autos, on en rêvait davantage qu’on ne les conduisait. Certaines se déguisaient en taxis, c’était écrit sur leurs flancs, pour rester dans le champ du labeur. Le cyclorameur, moins onéreux, passait pour constituer une transition mécanique entre le Youpala et le bicyclette à stabilisateurs, étapes difficilement contournables d’une éducation musculaire. Aussi bien, dès que l’âge du vélo était venu, le cyclorameur passait dans un débarras, où il rouillait.
De nos jours, cet engin serait considérée comme une impeccable machine à mutiler la jeunesse. On la proscrirait même en Chine. Pensez à tous ceux qui ont réussi à conserver encore aujourd’hui tous leurs doigts malgré tant de dangers.
Pour l’héroïsme comme pour le reste, tout se joue avant sept ans.