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CULTURE / CHRONIQUE CINÉMA

Le cauchemar de Garçon

Un brin de culture / vendredi 5 mai 2006 par Muriel Fitoussi
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Un an après sa sortie en salles, le « Cauchemar de Darwin » est devenu celui de son auteur, l’Autrichien Hubert Sauper. A la hauteur du triomphe qui l’a porté.

François Garçon Sortis des salles, les spectateurs criaient leur écœurement, allant jusqu’à préconiser, à court d’idée intelligente, le boycott de la Perche du Nil. Le si noble combat altermondialiste se voyait à jamais légitimé. Diffusé dans près de 50 pays, le film remportait une belle moisson de prix internationaux : César du Meilleur Premier film, Grand Prix du Meilleur Film au Festival de Copenhague, Prix du Meilleur Documentaire au Festival de Montréal, Prix Europa Cinéma à la Mostra de Venise… Concert unanime de louanges dans les medias.

Et puis, vint un article de 30 pages la revue Les Temps Modernes, en janvier dernier, sous la plume assassine d’un historien, François Garçon. Il dénonce un « piège mystificateur ». Où sont les preuves tangibles du trafic d’armes, argument quasi publicitaire du film, demande Garçon ? Au-delà d’un questionnement orienté et insistant des divers personnages du film, et de « rapprochements photographiques douteux » -des images de la BBC ayant trait à une action de soutien au gouvernement de la Sierra Leone, en 1997- « Sauper est manifestement bredouille ». Garçon revient sur le contexte de l’introduction de la Perche du Nil dans le Lac Victoria, dans les années 50 : un Programme de développement de l’OCDE qui visait à doter la Tanzanie d’une ressource supplémentaire. A l’époque ses seuls opposants étaient à l’extrême droite. 74 % de ce qui est pêché dans le lac Victoria ne serait pas exporté, et 40 % de ce total, consommé sur place. Il dénonce des coupes trop franches dans la réalité : les hôtels de luxe de Mwanza, la bourgeoisie locale, toute une élite et une classe moyenne émergeante que la culture de la perche tire vers le haut. Mwanza, deuxième ville de Tanzanie, n’est pas qu’un bidonville. D’où une vision de l’Afrique apocalyptique, « scotchée » au malheur… Un « afro-pessimisme » convenu, « piège construit pour fasciner le bobo » occidental en mal d’auto flagellation, avec une image conforme à ses attentes.

La presse unanime retourne sa veste

La machine se grippe. Le film est alors nominé aux Oscars. Dans le sillage de Garçon, la presse, à nouveau unanime, retourne sa veste pour en sortir une salve de contre-enquêtes et autres « débats houleux » . Dans les pages de Charlie Hebdo, le poisson de l’affiche achève sa métamorphose en pipeau. Mi-février, Libé se fait l’écho du pamphlet de Garçon, qualifiant la lettre de réaction de Sauper comme « pleine de colère, mais peu argumentée ». Le 1er mars, le journal invite les deux parties dans ses locaux pour un échange musclé. Garçon soutient que la pêche, loin d’appauvrir la population riveraine, relève son niveau de vie, ce que lui a confirmé un agent de l’Institut kenyan de la pêche. Il dément la thèse selon laquelle des armes seraient payées avec du poisson. « Chaque voyage est rentable, même sans cargaison à l’aller »…Agite l’épouvantail des menaces de boycott, qui si elles se concrétisaient, ruineraient l’économie locale. Le 3 mars, Le Monde s’y colle en envoyant un reporter enquêter dans la région du lac Victoria. Scoop. Les carcasses de perche montrées dans le film, images-choc des « restes » de leurs ressources, véritables détritus dont les Tanzaniens doivent se contenter, sont, en réalité, des « pankis » destinés à la consommation des poulets et des porcs ! D’autres restes de poisson « soigneusement lavés puis fumés ou frits » sont bien destinés aux hommes et « trouvent preneur dans toute la Tanzanie »…De nombreux pêcheurs gagnent plus d’argent qu’un fonctionnaire. Une réussite économique dont le « véritable cauchemar » serait en réalité l’extinction des espèces de poisson endogènes. Par contre, la thèse du trafic d’armes se voit, elle, validée par « l’un des meilleurs spécialistes », qui décrit un « commerce triangulaire », rodé depuis plus d’une décennie : « les appareils russes quittent l’Europe de l’Est avec des armes ; ils livrent leur cargaison à des gouvernements africains, puis partent faire le plein de carburant là où il est bon marché, en Libye, au Soudan ou en Égypte. Enfin, ils vont à Mwanza pour charger du poisson ou des fleurs. Cette dernière étape finance le voyage de retour (…) À Mwanza, ce trafic n’est pas visible, puisque l’opération est déjà terminée quand les avions arrivent… ».

Le miracle économique favorise le Sida

Sauper rappelle que son film est d’abord une œuvre, allégorique des scandales de la mondialisation. Carte de la métaphore trop facile et tardive, rétorquent ses détracteurs : l’auteur s’est avancé masqué, sous des dehors trompeurs d’investigation militante. A Garçon Sauper reproche de n’avoir pas compris le film. Ses contre-arguments : seule une maigre élite profite du commerce de la perche. Il ne nie pas les quelques aspects positifs du miracle économique, qui, avec l’afflux de population, les camps de travail et la prostitution, favorise la propagation du sida. Il n’est pas responsable de l’appel au boycottage de la perche du Nil. Les statistiques de la Banque mondiale parlent de 100 000 emplois créés grâce à la pêche dans le Lac Victoria. Mais chacun de ces postes fait disparaître huit emplois informels… et 2 fois plus de gens meurent de faim aujourd’hui qu’il y a 2 ans. Au final, « il ne s’agit pas d’apporter des preuves du transport d’armes, mais bien plutôt de se demander dans quelle mesure la population est consciente de ce trafic » , dont Sauper tient l’existence pour acquise, s’appuyant sur des témoignages de pilotes et sur l’enquête d’un journaliste local, qui apparaît dans le film.« On peut faire un film sur une liaison érotique sans voir une bite qui bande(…)C’est la poésie du cinéma qui n’est pas arrivée jusqu’à vous », s’emporte-t-il dans Libé. C’est toute la question du statut du documentaire qui se trouve une nouvelle fois posée. Super size Me, Fahrenheit 9/11, Etre ou avoir…Info ou intox ? « Le cinéma n’est pas la réalité. Un film, c’est toujours un regard dans une direction, si bien que l’on ne peut pas voir ce qui se passe dans l’autre sens », tranche Sauper, sans complexe. Le journaliste Aurélien Ferenczi rappelle qu’analyser un film, ce n’est pas lui distribuer des « bons points de vérité ». Sauper décrit son regard comme « empathique, radiographique » : il sonde les cœurs, les tripes, capte des réalités invisibles à l’œil nu du visiteur lambda, dans une volonté de brusquer. Il ne s’agit pas de « faire savoir, mais comprendre », c’est-à-dire, prendre réellement conscience, avec les armes spécifiques du cinéma. Hors de France , la polémique n’a pas pris. Une telle croisade interroge. Sauper a choisi de donner à voir le côté obscur qui existe bel et bien, à la périphérie du « miracle économique ». Le mal-développement est une réalité intangible, qui appelle une inévitable diversification, d’autant que les perches, à terme, en l’absence de proie, s’entredévoreront. Vers une nouvelle parabole ?


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