Ne ressentez-vous pas, même sans être radicalement périmé vous-même, le besoin, parfois, d’un inventaire ? Le besoin de recenser, d’évoquer, de ressusciter des objets aujourd’hui disparus, et qui pourtant ont existé, là, entre vos mains, sur l’étagère, dans le jardin, au coin de la rue, absolument familiers, utiles, en tout cas, ou amusants, et que l’on jugeait indispensables… jusqu’au jour où on ne les a plus vus. Pfuit ! Il y en avait, il n’y en a plus, c’est peut-être cela, l’Histoire, ou sa menue monnaie, notre histoire, la vôtre, la mienne.
Cet objet minuscule cumulait les signes patents de la modernité : le plastique, la couleur, la chimie, l’individualisation, le design, la promesse d’une hygiène parfumée. Imaginez (si vous ne l’avez pas connu) un tout petit oreiller de plastique transparent dessiné par Vasarély en personne, deux ou trois centimètres sur deux, rempli d’un shampooing jaune, vert, violet, rouge (il y en avait peut-être aussi des bleus ?), et tout dodu : une vraie friandise. Il s’achetait à l’unité ou en chapelets, comme les sucettes du Pierrot Gourmand, et l’on choisissait sa couleur après mûre réflexion. Jusque là, pas de problèmes.
Mais pour ouvrir le « berlingot » (en ce temps-là, ceux de Carpentras tenaient le haut du pavé), malgré une amorce de déchirure hélas inopérante quand on avait les mains mouillées, il fallait des ciseaux. Pour couper un angle et libérer le produit, en pressant.
Donc, voici la scène typique : la toilette, devant le lavabo, les deux pieds dans le tub, ou, chez les riches, dans la baignoire, est bien engagée ; on commence par le visage, puis on descend jusqu’aux pieds, et c’est après seulement que l’on remonte aux cheveux ; pas toujours : disons une ou deux fois par mois ; car les cheveux, c’est délicat, il faut une casserole d’eau pour mouiller, une seconde casserole pour rincer, la même casserole peut servir les deux fois, mais dans ce cas, la seconde sera d’eau froide ; on a préparé la casserole, on a mouillé les cheveux – et l’on se retrouve avec le berlingot Dop à la main. Il faut des ciseaux. Qui prend des ciseaux pour aller se laver ? Qui s’en équipe pour aller au bain ? Donc, on cherche des ciseaux, on sort du tub, on quitte la baignoire, on manque de glisser sur le linoléum, on trouve des ciseaux, on coupe le coin, et l’on revient finir ses ablutions.
Mais comme monsieur Dop, généreux s’il en fut, a rempli son berlingot à l’extrême, celui-ci libère, sous l’effet de la pression, une partie de son contenu dans la main qui le porte ; laquelle devient glissante ; et le berlingot tente de s’échapper ; souvent, il y parvient, il est à terre, on marche dessus, on le ramasse, il est presque vide, le sol est une patinoire ; avec le peu de substance préservée, on se lave enfin les cheveux, plutôt mal ; et le berlingot vide, abandonné dans la vasque ou la baignoire, vient boucher la bonde d’évacuation.
On se rince, on s’ébouriffe, on a le bonheur de porter sur soi les relents du Chypre ( ?), de la violette ou de l’oeillet. C’est bien mieux que le savon de Marseille, pourtant recommandé contre les pellicules, mais qui, justement, sent le savon. Avec le berlingot Dop, on souffre, mais on a le parfum du progrès : il ouvre l’ère du shampooing démocratique et triomphant. On n’en est pas sortis, parce qu’on le vaut bien.
Je me souviens à la "TSF" ( pas de pub TV,sinon pas de TV du tout à l’époque)la ritournelle publicitaire :<< DOP !DOP ! DOP !>>.
C’était joyeux ; c’était sans nul doute bien pour nous !
C’était le bonheur dans l’émancipation du consommateur enfin sollicité après les années des restrictions durant et même après la seconde guerre mondiale.