Il ne fait pas si chaud que ça, dans l’infirmerie. C’est une pièce qu’on ouvre une fois par an, vers la mi-octobre, pour la visite médicale. Elle est peinte dans ce vert-d’eau si pâle qu’il semble avoir été dilué par une administration avare pour enseigner aux enfants des classes laborieuses l’art de lésiner sur la décoration. L’odeur est celle des choses médicales, une odeur désinfectante et fadasse, avec des notes plus âcres de détergent, et elle s’accorde avec une lumière parcimonieuse qui donne mauvaise mine à tout le cours moyen première année.
Il est là, le cours moyen, frissonnant et filiforme, car en ces temps là, on ne trouve qu’un obèse par classe, nous ne sommes pas très loin de la guerre. Il est là, en slip de coton à côtes. Toujours un peu trop grands, les slips – pourquoi ? hérités d’un frère aîné ? achetés pour « faire » deux ou trois ans ? Ou bien ce sont les fesses qui sont trop maigres. Comme les épaules. Frêles et osseuses, les épaules. Même chez les futurs costauds, qui laissent paraître des esquisses de biceps. Devant moi, au contraire, des omoplates bien saillantes. La nuque est tondue à ras, sur chaque oreille décollée, je vois dépasser le bout d’une branche de lunettes. C’est le petit Bergonzo. On l’appelle Berlingot, il est faible et orphelin. Il y a au moins cinq orphelins par classe, que la Nation protège tant bien que mal.
Le docteur est une doctoresse. Dans les écoles, il n’y a que des doctoresses, plutôt usées, du reste, pour ne pas dire avachies. A ses oreilles sont branchés en permanence (c’est dire si elle écoute nos réponses !) les embouts d’un stéthoscope dont elle plaque l’écouteur glacé sur nos bréchets en nous demandant de tousser. La maîtresse lit notre fiche au fur et à mesure de notre comparution devant ce dragon assis. Bergonzo tousse. Il ouvre la bouche, il tire la langue. Il pivote et tend son bras gauche. La doctoresse mouille un tampon de coton d’un jet d’éther – odeur inoubliable, si étonnante, agréable, excitante - et le frotte sur le haut du bras. Avec une sorte de plume Sergent-major, elle trace d’un geste implacable deux griffures verticales d’un petit centimètre de long. Puis, avec une sorte de palette, elle dépose sur la griffure de gauche un liquide mystérieux, et l’autre une sorte de teinture d’iode. Le petit Bergonzo s’est raidi. Une larme, peut-être … De nos jours, cent mille parents, dont les enfants se feront plus tard tatouer un peu partout des dauphins, Mickey Mouse ou des feuillages maoris, dénonceraient avec force cette scarification barbare sur leur « petit bout ».
La cuti-réaction, c’est cette cérémonie médicale de nos huit ou dix ans. Un moment hygiénique, égalitaire, obligatoire, autoritaire, et gratuit. En un mot, républicain. Ce rituel a toutefois son mystère. Seuls les cuistres reconnaissent le mot latin pour « peau » dans cette « cuti ». Mais surtout, si l’on sait que ces stigmates ont pour fin ultime de déceler la tuberculose, on ne sait pas trop de quoi on les enduit. Pire : on ne sait pas vraiment ce qu’il faut espérer : qu’il ne se passe rien, ni à droite, ni à gauche ; ou bien que la griffure de gauche (enduite de tuberculine, une culture inactivée de bacilles tuberculeux), trois jours plus tard, soit rougie et gonflée. La cuti est alors dite « positive », ce qui dans la vie ordinaire est un mot plutôt encourageant, mais pas face à la tuberculose. Le « positif » est soit immunisé (c’est donc sa dernière cuti), soit tuberculeux (si une piqûre ad hoc le démontre, et l’envoie au sana). Mais le « négatif » a toujours l’air d’avoir raté son examen. A ce jour, je ressens encore quelque honte de n’avoir jamais pu présenter fièrement un test « positif ».
L’étonnant, c’est qu’on pratiqua (paraît-il) la cuti-réaction dès 1907, soit six ans avant la découverte du vaccin antituberculeux dit : BCG ; et on scarifia la jeunesse avec frénésie jusque dans les années 60. Là, tout à trac, on déclara la cuti insalubre. De fait, rétrospectivement, je n’ai pas le souvenir d’une asepsie rassurante dans mon infirmerie. Le sparadrap destiné à recouvrir les petites plaies était coupé à l’avance, en lanières collées par un bout au rebord de la table. On passa au timbre, test moderne et pratique. Jusqu’à l’interdiction du timbre, en 1996, pour une raison lumineuse : ses résultats n’étaient absolument pas fiables. Ceci n’est pas une plaisanterie.
Il est vrai qu’officiellement la tuberculose avait déserté nos écoles. Ce mal romantique qui jadis décimait les héroïnes cacochymes d’opéras larmoyants ne frappait plus que des clochards. Quelques taulards l’attrapaient au cachot, mais elle épargnait les honnêtes gens : dans notre école de poulbots, il n’y eut qu’une tuberculose. Le petit Bergonzo. Ah, les orphelins de guerre…