Au delà du traité d’amitié entre la France et l’Algérie, c’est le sort des généraux algériens qui se joue. Impunité ou pas ?
Lorsque Bouteflika est promu président au printemps 1999, la propagande dresse de lui le portrait de l’homme providentiel qui met fin à la « guerre civile », sort son pays du chaos, redresse son économie et l’ouvre vers le monde moderne. Voilà l’emballage d’un projet dont les motivations sous-jacentes sont d’offrir l’impunité aux généraux, via d’abord une loi d’amnistie nationale puis par un traité d’amitié entre la France et l’Algérie qui servirait de prescription à l’échelle mondiale. Les généraux pourraient alors se retirer, contre la garantie de couler des fins de jours tranquilles en profitant de la manne financière considérable (de l’ordre de 40 milliards de dollars) qu’ils ont réussi à mettre à l’abri dans les paradis fiscaux.
Dès le départ, Bouteflika montre moins d’enthousiasme à remplir ce cahier des charges qu’à assouvir sa propre ambition… Il tente de placer ses hommes aux postes clés, mais les généraux n’ont aucune peine à l’en empêcher. L’autre volet de sa « politique » a consisté ensuite à offrir le pays à tout ce que l’humanité compte comme prédateurs économiques, en échange du moindre soutien. En quelques années, toutes les terres viables du littoral autour d’Alger ont changé de main, à coup d’expropriations dignes de la conquête coloniale post-1830. Ce sont pour l’essentiel des figures « locales » qui profitent de cette vaste opération de prédation et de déprédation : les milliardaires algériens Djillali Mehri et Brahim Hadjas, le milliardaire libanais Rafik Hariri, des milliardaires des pays du Golfe, le wali-préfet d’Alger Nourani, M. Melzi, chef d’un conglomérat de sociétés écrans piloté par Larbi Belkheir, etc. De tout cela, on ne soufflera rien dans la presse hexagonale tant Alger est aussi devenue l’« Eldorado » des entreprises françaises. C’est l’époque où, depuis l’ouest algérien où son ami Rafik Khalifa lui a dégoté un bon filon de vignobles pas cher, Gérard Depardieu lance à ses compatriotes : « Venez les gars, il y a du pognon à prendre ! »
En quelques années, c’est aussi tout le Sud du pays (soit plus de 80 % du territoire algérien) qui a changé de souveraineté. Deux lois sur les ressources minières et pétrochimiques en ont fait une immense concession que se disputent à qui mieux-mieux les multinationales. Et les Américains se sentent bientôt si bien au Sahara qu’ils ont décidé de s’y installer à demeure. Objectif : lancer leurs boys à l’assaut de l’Afrique et s’offrir un continent de substitution à l’Amérique latine où ils sont de moins en moins en odeur de sainteté. Et, le gouvernement algérien se montre plus que disposé à les y aider.
Accessoirement, Bouteflika s’occupe de faire progresser le dossier de l’amnistie. Après un premier mandat à blanc, les choses bougent à l’approche de l’élection présidentielle de 2003. Cela commence à l’automne 2002 par la visite à Paris d’une délégation menée par Khalida Messaoudi. D’abord visiblement surpris, Jacques Chirac la reçoit malgré le caractère imprévu de la visite et les outrages au protocole qu’elle implique. Mais les arguments qu’elle portait dans sa valise diplomatique ont dû être extrêmement convaincants puisque le président français lui fait l’honneur de la raccompagner sur le perron de l’Elysée, où - dirait Coluche - « la poignée de main a été longue et chaleureuse ». On ignore la substance des tractations souterraines entre les deux États, mais la partie visible de l’iceberg suffit à en évaluer l’ampleur : Jacques Chirac annonce aussitôt que 2003 serait l’année de l’Algérie en France, façon diplomatique de dire qu’elle serait consacrée à laver les mains sanglantes du régime algérien. Nous connaissons la suite, fiesta pour tous aux frais de « Khalifa », voyages et séjours gratis pour les stars du show-business français, des cachets de 30 à 50 000 euros pour une simple apparition aux côtés de Boutef, et France télévision devient la machine à blanchir la « sale guerre ». Jacques Chirac effectue deux voyages Alger et c’est au cours de l’un d’eux qu’il annonce qu’un traité d’amitié serait prochainement signé entre les deux pays. Il a dû déjà penser qu’il lui suffirait de se pencher pour cueillir les contreparties de son investissement.
En avril 2005, Bouteflika effectue à Paris une visite d’où il espère repartir avec la signature de ce pacte d’amitié qui lui garantirait une place dans la glorieuse histoire de France. Mais Chirac tergiverse, car comment peut-il défendre des généraux auxquels le peuple algérien n’a pas encore accordé son pardon ? Il faut s’en tenir au calendrier, faire adopter l’amnistie par référendum en Algérie d’abord ; la France pèserait ensuite de tout son poids international dans un second temps. Boutef repart mortifié et donne dès son retour à Alger un échantillon de sa rancune en faisant lire le 8 mai à Sétif un discours d’une violence inouïe contre la France. La polémique lancée par des universitaires sur la loi du 23 février rebondit ainsi avec 4 mois (ou 40 ans, c’est selon) de retard à Alger. Depuis, Bouteflika ne rate pas une commémoration pour en remettre une couche sur le « génocide » commis par les Français contre les Algériens. Comment expliquer ce revirement d’attitude ?
C’est que, de petit soldat au service des généraux Belkheir, Lamari et Mediene, Bouteflika est devenu entre-temps le protégé de Georges Bush. En effet, les événements du 11 septembre 2001 ont rendu caduque la vulnérabilité des généraux algériens. Puis il y a eu l’invasion de l’Irak par Bush et l’enlisement de son administration, le butin de guerre impossible à obtenir en Irak, et que Bouteflika se montre disposé à lui offrir sur un plateau d’argent. Autant de changements de conjoncture qui font que la France passe en quelques années d’allié précieux en empêcheur de collaborer en rond avec l’Amérique. Et Boutef de redoubler d’injures contre la France !
Pourtant, il un talon d’Achille, le Boutef : la Constitution algérienne lui interdit de se représenter en 2009 pour un troisième mandat, sans lequel il perdrait toute estime aux yeux des Américains et donc leur soutien. Pour changer cette donne, il doit faire réviser la Constitution, privilège qui revient au Parlement algérien totalement sous contrôle des généraux, le « clan français », ami de Chirac. La quadrature parfaite.
Voilà pourquoi Jacques Chirac encaisse les injures, en espérant parvenir à signer le traité d’amitié qui libérerait ses généraux-amis de la contrainte que fait peser sur eux Boutef. Et Boutef de retarder cette signature en pourrissant l’ambiance entre les deux pays, mais sans couper définitivement les ponts pour maintenir cette carte viable. C’est pourquoi les généraux refusent de faire réviser la Constitution pour ne pas offrir à Boutef le pouvoir qui les mettrait à sa merci. Qui craquera le premier ?
Mais pourquoi la junte algérienne tient-elle tant à conserver la tutelle de la France, puisque les USA sont mieux armés pour défendre leurs dictateurs amis ? Plusieurs facteurs à cela. C’est grâce aux services français que l’opposition algérienne est asphyxiée à l’étranger. Il suffirait pour la DST de lever le pied et au gouvernement français de rappeler la télévision publique à ses missions d’information objective pour que fleurissent des documents qui mettraient à nu ce régime abominable.
Pourquoi la France accepte-t-elle alors une telle accumulation de calomnies de la part de Boutef sans réagir ? Il y a que pendant les insultes, les affaires continuent : coopération militaire renforcée, coopération « antiterroriste » - qui équivaut pour le régime algérien à ne pas monter d’attentats terroristes en France - multiplication de visites fructueuses à Alger de délégations du Medef, tel Thierry Breton récemment revenu d’un voyage éclair riche d’une concession pour le compte de Gaz de France, tout comme Nicolas Sarkozy s’est empressé de se rendre à Alger à peine devenu ministre de l’Economie il y a deux ans, un voyage d’où il est revenu avec 2 milliards d’euros de contrats, dont 80 millions pour Alstom qui l’avaient sauvée du dépôt de bilan. Le reste, c’est un peu de la littérature, l’ordinaire des Algériens qui subissent cette manipulation criminelle de leur destin depuis 45 ans. Pour eux, entendre Boutef parler des crimes commis par les Français hier, c’est la certitude que l’heure n’est pas venue de parler des crimes qu’ils est en train de commettre sur eux aujourd’hui. Et la légende ne retiendra pas qu’à peine il a quitté Constantine où il a tenu son discours de haine envers la France, une violente émeute se déclarait dans le quartier Zighout Youcef. Car les médias français doivent entretenir la fiction grotesque que Bouteflika est le digne porte-parole des Algériens, pour anesthésier leur opinion qui ne comprendrait pas que leur gouvernement soutienne de façon aussi inconditionnelle un régime criminel qui l’insulte de surcroît avec une telle assiduité. Ils doivent entretenir cette fiction pour empêcher le peuple français de découvrir qu’en continuant à soutenir ce régime, Jacques Chirac contribue à gangrener la société française et à aggraver tous les fléaux que sont l’immigration clandestine, le terrorisme, le racisme, l’insécurité, le chômage.
Mais l’État et les médias français peuvent-il vraiment faire autrement ? Non, car ils ont beaucoup plus à perdre de l’éclatement de la vérité sur l’Algérie que les généraux mêmes. En effet, tout ce qui pouvait être dit de pire sur ces derniers est déjà notoire. Les hommes politiques français complices de cette « sale guerre », les receleurs de la destruction de l’économie algérienne et du pillage de ses fonds sont en revanche encore au pouvoir ou aspirent à le devenir. Les Américains n’auraient aucun scrupule à offrir en pâture au monde les uns et les autres. C’est pour cela que les généraux préfèrent Chirac et Boutef Bush, de sorte qu’ensemble ils maintiennent les Algériens sous le joug d’un colonialisme nouveau qui n’a rien à envier à l’ancien.