Il n’est que huit heures trente à Paris mais la file d’attente sur le trottoir est longue d’au moins trois dizaines de personnes aux épaules déjà affaissées.
Nous ne sommes pas avenue de l’Opéra à la porte de l’agence Air Algérie ni quelque part du côté de la rue du Quatre-Septembre où l’œil le plus distrait ne peut manquer la foule impatiente qui espère décrocher un passage sur un navire en partance pour les côtes algériennes.
En fait, la scène se déroule aux abords d’une boutique SNCF. L’endroit n’ouvre qu’à neuf heures mais l’impatience commence à parcourir la chaîne comme on dit « là-bas chez nous » ou comme on le clame quand on veut jouer au blédard qui n’a pas envie de se parisianiser… Les orages de la veille ne sont plus qu’un souvenir à peine humide sur la chaussée et le thermomètre s’approche dangereusement des trente degrés. J’espère que c’est climatisé à l’intérieur, dit une vieille dame bien trop habillée pour la saison. Pensez-vous, lui répond une autre vieille tout heureuse de se défouler à bon compte, il n’y a que des ventilateurs à l’intérieur.
Le rideau grillagé se soulève. Devant, le sprint est lancé. À l’arrière, la file s’ébroue en traînant les pieds. Je suis parmi les derniers, ayant refusé de me lever à quatre heures du matin (j’exagère à peine). Au bout de cinq minutes, j’entre à l’intérieur d’une salle tout en profondeur, un peu sombre, et, contrairement aux dires de l’auguste Cassandre, très bien climatisée. Je prends mon ticket et réalise amèrement, un peu comme si j’avais cru à un miracle possible, qu’il y a vingt-huit numéros à attendre avant d’être appelé. Pour arranger le tout, il n’y a plus de siège où s’asseoir. Vous me direz qu’attendre debout ne devrait pas m’effrayer et vous aurez entièrement raison. Quand on a fait mille et une chaînes dans sa vie, ce n’est pas le fait de perdre une nouvelle heure de sa vie qui changera les choses.
Ah, les chaînes… Souk-el-Fellah, administrations en tous genres, terminaux d’aéroports, consulat d’Algérie en France (où, contrairement aux écrits calomnieux d’un chroniqueur en mal de provocations, tout se passe toujours vite et bien), préfecture, salle de gare, terminal d’embarquement de la SNCM, bref, combien d’heures passées à être perdues malgré livres et magazines censés mettre à profit ces pauses obligées.
Au guichet numéro trois, qui est en réalité un bureau car l’endroit est en « open space », une jeune femme, la trentaine au maximum, a déployé cinq ou six fiches cartonnées où l’œil indiscret capte une écriture ronde avec des mots et des horaires surlignés en jaune fluorescent. En face d’elle, l’employé affiche un visage avenant mais ses yeux trahissent une pointe d’inquiétude. Je vous écoute, dit-il en souriant. J’ai vingt-cinq billets à prendre, avertit l’autre. Pour la même destination ? Non, ce serait trop facile, n’est-ce pas, rétorque la jeune femme avec une assurance un peu trop appuyée. Effectivement, convient l’employé dont l’inquiétude et le stress vont grandir au fil des minutes.
Il faudrait essayer un jour d’analyser scientifiquement la mécanique de l’attente dans ce genre d’endroit. Pourquoi faut-il toujours qu’un guichet, sur les trois ouverts, fonctionne au rythme d’un escargot nonchalant. C’est presque toujours ainsi. Les deux autres guichets absorbent les clients à plus ou moins bonne allure, mais le troisième demeure figé et ce n’est que cela que retiennent ceux qui n’en peuvent plus de patienter.
Petit florilège des réflexions happées en live par un stylo espion : pourquoi ça n’avance pas là-bas, c’est l’employé qui est lent ? Ben non, la bonne femme n’arrête pas de prendre des billets. Y’a cinq minutes, c’était des Paris-Nice, maintenant c’est des Marseille-Bordeaux. C’est le tour de France en train qu’elle prépare ! Ouais, mais il pourrait y avoir plus de guichets ouverts : on voit bien qu’ils ont les Trente-cinq heures à la SNCF. Ouais, y’a que trois guichets ouverts alors qu’on est en été, c’est pas normal. Bah, ils sont en vacances grâce à leur Comité d’entreprise. Ils n’ont pas de problèmes pour voyager, eux.
Au début, les piques sont prononcées à voix pratiquement basse. On râle pour râler mais comme la jeune femme n’en est qu’à sa deuxième fiche cartonnée, on hausse le ton, les soupirs sont de plus en plus bruyants d’autant que l’ordinateur d’un autre guichet semble bloqué, l’employée peinant à le relancer malgré les conseils prodigués à distance par un interlocuteur qu’elle a eu du mal à joindre au téléphone.
Dans le concert d’ahans, les deux vieilles sont les plus féroces. Ce n’est pas tout va mal ma bonne dame, c’est pire. C’est quels sont ces temps que nous vivons où rien ne marche, où les gens n’ont plus aucun civisme. Comment, en effet, ose-t-on se présenter à une boutique SNCF pour prendre moult billets alors que l’on sait qu’il y aura des dizaines de clients. Et internet, dit l’une des deux assassines, elle aurait pu prendre ses billets sur internet. Là au moins, elle n’aurait dérangé personne.
Et là, arrive ce qui devait arriver, ce qui finit toujours par percer la baudruche de tension, c’est-à-dire l’incident ou la prise de bec. Internet ? glapit la jeune femme aux fiches cartonnées. Vous croyez que je n’y ai pas pensé ? Mais si vous lisiez autre chose que Gala, vous sauriez que le système est en panne. J’ai passé la nuit à taper sur mon clavier. Et puis d’abord, qu’est-ce que vous comprenez à internet ?
Tandis que l’employé donne l’impression de vouloir plonger sa tête dans l’écran de l’ordinateur, le reste des clients ne perd aucune miette de la dispute. Enfin, un peu d’action pour nourrir l’attente. Vaincue et honteuse (c’est elle qui tient un Gala plié en deux), l’une des deux vieilles baisse la tête mais sa complice du moment fait front. Sachez, jeune fille, que je faisais de la programmation informatique quand vous n’étiez pas encore née. Si vous ne savez pas comment utiliser un ordinateur, je peux vous donner des cours. J’ai beaucoup de temps libre, vous savez.
Il y a eu des rires et même un sifflement. La jeune femme a continué à dicter ses itinéraires alambiqués et moi, j’ai tué le temps en parlant Cobol, Ada et APL avec l’informaticienne à la retraite.