L’anti-monte-lait étonne d’abord en tant que mot : c’est un nom composé, mais composé de trois bouts. Il n’y en a pas de masses, et on ne sait pas trop bien s’il faut des traits d’union, combien, et où.
C’est peut-être pour cette raison que l’anti-monte-lait est ignoré par le Petit Robert (qu’on n’envoyait, sans doute, jamais chercher le lait). Pour ma part, j’aime bien lui donner deux traits d’union, comme va-et-vient, autre superbe rareté.
L’anti-monte-lait avait pour fonction d’empêcher le lait de déborder de la casserole où on l’avait mis à bouillir. Comment y parvenait-il ? Patience : notons d’abord qu’à cette époque là, en hiver, il y avait toujours quelque récipient sur le coin du fourneau ou le sommet du poële. Une grande marmite d’eau diffusait une légère vapeur dans la cuisine, histoire d’affoler le baromètre en simulant les paramètres d’un climat tropical. Une vieille bouilloire s’entartrait méthodiquement, et gagnait en calcaire à chaque évaporation de son contenu. Je pense qu’on agissait ainsi par économie, pour avoir à tout moment de l’eau chaude sous la main sans devoir allumer le gaz. Bouillie aussi était la lessive, dans une lessiveuse de tôle décapée par les soupes de chaussettes et de draps qu’elle mijotait en vomissant par une sorte de fontaine centrale des flots brûlants d’eau savonneuse. Bouilli était le pot-au-feu, autre merveille à double tiret, consécration des dimanches soir, qui procurait aux hommes le bonheur de souffler dans l’os à moëlle pour en faire gicler cette substance réservée prioritairement aux travailleurs de force (comme le steack saignant, du moins en début de mois). Bouilli, donc était le lait, pour en éliminer les microbes : se laver dix fois les mains par jour, toujours faire bouillir le lait et se méfier des marchands de glaces ambulants, tels étaient les grands principes de l’hygiène maternelle. Ah ! pouvoir faire bouillir les pis, la mamelle, la vache entière !
On allait au coin de la rue chercher le lait dans des bidons de métal, avec un bouchon de métal et une poignée en bois. Au coin de la rue, l’épicerie-crêmerie, pour affirmer sa haute qualité à la face du monde, s’appelait justement « Au Bon Lait » (avec trois majuscules), et l’on y puisait le lait dans des bidons géants à l’aide d’une mesure d’un demi-litre. Ces énormes bidons étaient livrés tôt le matin par une charette urbaine équipée de pneumatiques, traînée par une haridelle d’une maigreur pathétique. A l’heure des premiers réfrigérateurs, ces équipements paléolithiques vivaient leurs derniers moments, mais le lait était bon et crémeux. A condition d’être bouilli, il était, de surcroît, excellent pour la santé et recommandé pour la croissance…
Donc, on mettait ce lait sauvage à bouillir, et l’anti-monte-lait empêchait qu’il déborde. C’était une sorte de soucoupe ourlée d’un rebord, avec, sur chaque face, une sorte d’encoche. Les plus anciens étaient en porcelaine, les modernes, en verre estampillé « Pyrex ». Comme on ne sait pas trop bien pourquoi le lait déborde si généreusement à ébullition (les protéines qui s’enroulent autour des bulles ? la tension de surface qui est perturbée par les lipides ?), il est vain d’imaginer que l’anti-monte-lait, dans sa grande simplicité, ait pu avoir des vertus physiques capables de conjurer cette éruption. Non, l’anti-monte-lait, secoué par les tourbillons du lait près de bouillir, s’agitait au fond de la casserole. Freinait-il le débordement ? D’aucuns l’affirment – sans preuve. En tout cas, il faisait cloc-cloc-cloc, et, alertée par ce bruit caractéristique, une main venait couper le gaz. On prête trop de pouvoir aux objets : en fin de compte, la solution vient plutôt des humains. A ce titre, le modeste anti-monte-lait mérite d’être cité au palmarès de l’humanisme. Et honte à ceux qui le confondent avec un sous-bock ou un cendrier plat.