Ne ressentez-vous pas, même sans être radicalement périmé vous-même, le besoin, parfois, d’un inventaire ? Le besoin de recenser, d’évoquer, de ressusciter des objets aujourd’hui disparus, et qui pourtant ont existé, là, entre vos mains, sur l’étagère, dans le jardin, au coin de la rue, absolument familiers, utiles, en tout cas, ou amusants, et que l’on jugeait indispensables… jusqu’au jour où on ne les a plus vus. Pfuit ! Il y en avait, il n’y en a plus, c’est peut-être cela, l’Histoire, ou sa menue monnaie, notre histoire, la vôtre, la mienne.
On l’entendait partout. Aux enterrements, on priait l’organiste de l’interpréter, car il n’y avait pas encore une chaîne Hi-fi dans chaque église. Parce que l’Adagio, c’est lugubre. Mais aussi aux mariages, au moment de l’échange des bagues, quand les mamans ont la larme à l’oeil. Parce que l’Adagio, c’est émouvant. On en fit même un slow. Parce que l’Adagio – enfin, celui-là – c’est racoleur. Je me souviens de l’avoir entendu interprété à la trompette, au juke-box, à la flûte de Pan (version encore audible dans les salles de relaxation des instituts de thalassothérapies) et même à l’accordéon, lors d’un gala de charité. L’Adagio d’Albinoni joué par un orchestre d’accordéonistes aveugles, c’est une expérience inoubliable, on se sent tout petit et malade.
Il a été dansé en pas de deux, chanté par France Gall, mimé par une marionnette (un Pierrot éploré), dirigé par Sir Neuville Mariner, exhumé par Lara Fabian, puis il a de nouveau disparu – quel destin ! Pourtant, rien ne laissait prédire le succès phénoménal de cette marche funèbre sentimentale : elle parvint aux oreilles du public par l’entremise d’un film sophistiqué, pour ne pas dire ésotérique, l’adaptation du Procès de Kafka par Orson Welles, en 1962 et en noir et blanc. On y voyait, aux côtés de l’énorme Orson, Antony Perkins, Romy Schneider, Jeanne Moreau, et la gare d’Orsay avant sa démolition. En général, les gens sortaient sans avoir compris grand chose aux malheurs de Joseph K., mais ils avaient en tête cette musique lancinante, un sirop d’orgue et de violon sur pizzicati de basses, une mélodie d’une simplicité inexorable coupée par des hoquets métaphysiques, une célébration absolue du mode mineur, qui sied, notoirement, aux états d’âme négatifs : t’es largué par Bernadette ? tu te demandes si Dieu existe ? ton chien est mort ? Vite, un Adagio !
1962, c’est l’année du Clair de lune à Maubeuge, de J’entends siffler le train, de Let’s twist again. Il est admirable qu’un adagio gluant ait pu devenir un air à la mode dans ce contexte. Au point d’inspirer à Guy Bedos et Sophie Daumier un sketch superbe : « Il en a pas d’autres ? –D’autres quoi ? – Des adagios … - On dit des adagi ! – Il en a pas fait d’autres ? – Sais pas, y a que celui-là qui marche…. ».
Non, Tomaso Albinoni n’en a pas écrit plusieurs. Il n’en même pas écrit celui-là, qui a été composé en 1945 par un musicologue italien nommé Remo Giazotto. D’après, paraît-il, un bout de sonate retrouvé dans les ruines de la bibliothèque de Dresde. Pas de pot, Tomaso. Un vrai chat noir. Ses quatre-vingt opéras, ses soixante cantates, bref, le travail de toute sa vie était conservé là, en attente du fameux bombardement qui ne laissa pas pierre sur pierre. L’idéal, pour un talentueux faussaire. Dont les droits courent jusqu’en 2068. Pour vos obsèques, préférez le Requiem de Mozart.
Vous êtes mal renseigné, et avez répercuté ce qui se lit sur Wikipedia. Laquelle, malheureusement (et ce n’est pas la première fois), s’est fait avoir.
Il s’agissait d’un canular, qui a été éventé il y a pas mal de temps ! Mais Wikipedia n’a pas corrigé son article.
Bof… Comme on dit aux enfants : "Essaie encore !".