Les journalistes ont mal tourné !

L’exercice est toujours périlleux. Tout journaliste qui s’essaie à porter un regard critique sur ses pairs s’expose immédiatement à une querelle en légitimité : « Non mais, pour qui il se prend celui-là ! T’as vu ses papiers ! Et puis son canard… »

Bref, Philippe Cohen, rédacteur en chef internet de Marianne et Elisabeth Lévy, collaboratrice du Point, doivent déjà avoir les oreilles qui sifflent. Car le panorama qu’ils dressent de la profession – corporation ? - journalistique écorne passablement l’image d’Epinal dans laquelle leurs confrères, malgré toutes les vicissitudes du métier, aiment à se complaire. Albert Londres et Rouletabille ont la vie dure !

Bien sûr, dès les premières pages de leur livre, , le journalisme politique en prend pour son grade. C’est tirer là sur une ambulance, tant la campagne présidentielle et celle des législatives ont mis en évidence les connivences et les révérences du « journalisme embarqué » - par analogie avec les journalistes « embedded » dans l’armée américaine pendant l’invasion de l’Irak.

Plus intéressant est le déboulonnage du journalisme d’investigation, paré de toutes les vertus, par réaction à la servilité supposée des plumes politiques. Les auteurs démontrent que, dans ce registre, il y a au moins autant de connivence entre policiers, magistrats et investigateurs qu’entre les politiques et les journalistes qui les suivent. Tributaires d’une source unique – c’est là que le bât blesse - beaucoup de journalistes d’investigation se contentent, trop souvent, de recopier les procès-verbaux qu’on veut bien leur laisser parcourir. Et tant pis si, en fin de compte, ces documents accablent un innocent… La célébrité est à ce prix.

Edwy Plenel, ancien patron de la rédaction du Monde, tête de turc récurrente de Philippe Cohen – on se souvient qu’il est l’auteur, avec Pierre Péan, de « La face cachée du Monde » (Mille et une Nuits) – se voit une nouvelle fois épinglé. Les deux auteurs affirment que les révélations de leur confrère sur l’attentat contre le Rainbow Warrior, en 1985 dans Le Monde, étaient un formidable coup de poker, une construction intellectuelle qu’aucune source, qu’aucun document n’étayait. Aux dernières nouvelles, la moustache la plus célèbre de la profession réfléchissait à l’éventualité de poursuivre Cohen et Lévy. Ce qui, après tout, ne constituerait pas une mauvaise publicité pour leur livre…

Le journalisme n’est pas délivré des préjugés

Mais c’est dans le décryptage des idées reçues que les auteurs se montrent le plus perspicace. « D’une certaine façon, écrivent-ils, le journalisme se rêve en science du monde, délivrée du préjugé – et du juger tout court. Or, cette sympathique et vertueuse profession de foi, ne tient pas la route (…) la fonction éditoriale nous contraint, quoi que l’on prétende, à des choix qui sont tout sauf "objectifs".

Un rappel salutaire en ces temps où les robinets d’information se multiplient. La nécessité d’alimenter la machine aboutit à tout mettre sur le même plan guerres et people, famines et ouverture des soldes.

Enfin, et ce n’est pas le moindre mérite du livre, le tandem lève un sacré tabou. Dans les rédactions, il souffle aujourd’hui un vent de trouille. Celle de perdre son job. Comme dans tous les métiers, dira-t-on. Non, dans le monde de l’information, c’est nouveau. C’est qu’il y a beaucoup de jeunes journalistes qui frappent à la porte. Et ceux-là sont prêts à accepter des salaires de misère.

Tout n’est pas perdu cependant Les auteurs voient dans Internet un espace de liberté où la profession pourrait retrouver un peu de son audace. Un horizon dans lequel Bakchich - en doutiez-vous ? - figure en bonne place…