Le 1er novembre dernier, jour de Toussaint, s’est éteint, comme un symbole, Jean-Jé Colonna. Un virage dans les altières routes corses ont eu raison du merveilleux destin de l’un des derniers parrains de l’île de Beauté. Mais un tel saint ne pouvait partir dans un ultime hommage. Bakchich a ainsi humblement composé une ode à ses exploits, qui ont émaillé les 30 dernières années de sa vie…documents à l’appui
L’accident bête. La vie de Jean-Jérôme Colonna s’est brutalement arrêtée sur une sinueuse route corse, le 1er novembre 2006. Le paisible retraité de 67 ans, qui chassait de temps à autre le sanglier dans le maquis, aurait eu un arrêt cardiaque, juste avant qu’il ne perde le contrôle de sa voiture près de Porto-Pollo, en Corse-du-Sud.
Evidemment, quand on est un vétéran de la French Connection, que l’on a la réputation d’être le « dernier » parrain corse, et que l’on est s’est fait d’autant d’amis que d’ennemis au fil d’une « carrière » peu commune, la thèse de « l’accident bête » prête, au mieux au doute, au pire à une référence à peine voilée aux fameuses répliques des Tontons Flingueurs. De quoi épaissir l’énigme d’un homme qui n’a jamais été très bavard… Honneur aux grandes figures de l’île. La tradition, une fois de plus, a été respectée : les huiles insulaires et le vinaigre du gang bastiais de la Brise de mer ont convergé, le 3 novembre, pour rendre hommage à la dépouille de Jean-Jé, dans le cimetière de Pila-Canale, le village de Corse-du-Sud qui fut son fief.
Un fief bien éprouvé ces derniers mois. Plusieurs « amis » de Jean-Jé sont partis, eux aussi emportés par le mauvais sort. Robert Feliciaggi, l’ex-empereur des jeux en Afrique, maire de Pila-Canale, a été abattu près de l’aéroport d’Ajaccio en mars. En août, un cancer a emporté Roland Francisci, président UMP du conseil général de Corse-du-Sud et ancien maire de Ciamanacce, un village voisin. La série noire s’est poursuivie le 1er novembre, jour des morts, avec l’accident de Jean-Jé. Comme si le destin voulait tourner les pages. Signifier à qui voudra comprendre la fin d’une époque, celle de Jean-Jé, faites de subtiles liaisons et de services rendus, de non-dits étonnants et d’épais mystères.
Car notre homme, personnage légendaire du grand banditisme corse, a longtemps gardé un casier aussi vierge qu’une sainte immaculée. Cela confinait même au miracle judiciaire. Le jeune Jean-Jé a débuté dans le « métier » pour venger la mort de son père, Jacques Colonna, un marchand d’huiles fauché à Ajaccio dans sa Traction-avant le 18 juillet 1955, victime collatérale d’un règlement de comptes. Durant une dizaine d’années, Jean-Jé a pourchassé les tueurs de son père et les a exécutés un par un. Sans remord. « Je ne suis ni fier ni honteux de ce que j’ai fait » confessera-t-il en août 2002 au mensuel Corsica, dans la seule interview qu’il ait jamais donnée.
Mais la vendetta n’est pas sa seule activité. A la fin des années 60, Jean-Jé est en relation étroite avec les réseaux corso-latino-américains de la French Connection, qui expédient de l’héroïne par centaines de kilos aux Etats-Unis. Plusieurs trafiquants, arrêtés outre-Atlantique, coopèrent avec la justice américaine en échange d’une peine allégée. Le nom de Jean-Jé apparaît en tête de liste des suspects, avec une demi-douzaine de comparses. A l’automne 1974, le patron des stups de Marseille, le commissaire Lucien Aimé-Blanc, reçoit ces informations et vérifient le tout. Le juge René Saurel, spécialiste de la French Connection, dirige l’instruction. Filatures et témoignages concordent. Le 30 janvier 1975, Jean-Jé est arrêté (voir doc 1 photos), puis inculpé pour trafic de stups, avec ses amis. Craignant de porter le chapeau de cette affaire, Jean-Jé se fait hospitaliser à l’Hôtel-Dieu et se fait la belle en pyjama (voir doc 2) une nuit de juillet 1975. Le voilà envolé pour dix années de cavale, qu’il passera en Amérique latine, aux Etats-Unis, sans oublier quelques discrets séjours en Corse, où il garde de précieux appuis. Ses ex-complices, eux, sont dans le box des prévenus du tribunal de Marseille le 13 janvier 1978. Ils écopent de 10 à 15 ans de prison pour infraction à la législation sur les stupéfiants. Les juges sont encore plus sévères avec l’homme en fuite, Jean-Jé, condamné par défaut à 17 ans de prison. Avec ces motivations (doc 3) :« organisateur au sommet, ayant tiré un bénéfice financier du trafic, objet de très mauvais renseignements, joueur, ne mérite aucune indulgence ».
Mais voilà. Il y a un appel de ce premier jugement. La cour d’appel d’Aix-en Provence se penche sur cette affaire en octobre 1978. Les peines des complices de Jean-Jé sont confirmées, voire alourdies. Surprise : les magistrats ne se prononcent pas sur le cas de Jean-Jé, repoussant à plus tard l’examen de son dossier (voir doc 4). Puis, le temps passe. Jean-Jé est toujours introuvable. La cour d’appel « oublie » curieusement de le rejuger dans les délais légaux. La prescription s’applique. Sa première condamnation à 17 ans disparaît. Plus de trace dans son casier, désormais vierge. Le miracle judiciaire a eu lieu.
Le fugitif peut revenir tranquillement en Corse mi-1985. Plus personne ne peut le poursuivre. Il commence alors une deuxième carrière de chef de clan. Officiellement peu actif, il aide son épouse qui a racheté l’hôtel Miramar à Propriano et gère des supérettes, il règle des affaires dans le sud de l’île, il adoube Robert Feliciaggi à la mairie de Pila-Canale et s’active dans l’ombre. En septembre 1998, la commission d’enquête parlementaire sur la Corse voit en lui (doc 5) le seul « parrain corse » influent et incontournable. Une assertion qui lui vaut une mise sous surveillance, sans grandes suites, par les services de police en mars 1999 (voir doc 6). Et qui le poussera à sortir de son silence pour affirmer au mensuel Corsica en août 2002 : « Je ne suis pas le parrain de la Corse ».
Seul incident judiciaire tardif dans sa vie de discret retraité : une condamnation en 2004, en première instance, pour recel d’abus de biens sociaux, à cause d’un « emploi fictif » dans une supérette de son épouse ! Avant de se présenter devant les juges d’Ajaccio aux côtés de sa femme en juin 2004, Jean-Jé avait, à nouveau, « disparu » dans la nature pendant deux ans. Une habitude pour ce saint homme qui n’appréciait décidément pas trop les prétoires. Sa peine confirmée en appel, Jean-Jé s’était pourvu en cassation dans cette affaire, avec l’espoir d’en sortir blanchi. Et il restait libre de ses mouvements. L’« accident bête » a interrompu son attente.