Le restaurant s’appelle « Fleur de Lotus » ou quelque chose qui y ressemble. En tous les cas, on y mange de la nourriture chinoise et vietnamienne et le mot « lotus » est inscrit en lettres plus ou moins dorées sur l’enseigne et les vieux menus au simili cuir craquelé. Y mange-t-on bien ? Difficile à dire. Cuisine à la vapeur, rouleaux de printemps, soupes aux raviolis, nems en tous genres : une carte des mets classique, honnête et surtout abordable.
Il y a un plus d’un an, l’endroit a été déserté par sa clientèle habituelle qu’il s’agisse de celle de midi - essentiellement des employés de bureaux -ou de celle du soir composée de familles du quartier venues s’offrir un bon moment pour pas trop cher. La raison d’une telle désaffection est connue.
A l’époque, plusieurs reportages télévisés avaient dénoncé, images chocs à l’appui, les conditions écoeurantes dans lesquelles certains restaurateurs et traiteurs chinois préparaient leurs plats. « Complot de bistrotiers jaloux » avaient alors essayé de défendre les mis en cause. En vain.
Voilà pourquoi il y a une pancarte manuscrite accrochée à la porte de la Fleur de Lotus. En lettres capitales, il y est expliqué que le restaurant prépare toute sa cuisine, qu’il n’achète rien aux traiteurs et grossistes et que les inspections régulières des services d’hygiène n’ont jamais débouché sur la moindre amende ou réprimande. Les gens ont mis du temps à y croire mais, petit à petit, avec l’appétit et l’évolution plane de son pouvoir d’achat, la clientèle est revenue. La salle est toute en longueur, sa partie au fond étant rehaussée par une estrade. Du faux acajou, un aquarium avec une dizaine de poissons multicolores aux larges nageoires, quelques peintures représentant des paysages brumeux et bien apparent, mais sans ostentation, un autel avec des statues. Comme c’est souvent le cas, le personnel est familial, mère à l’accueil et derrière la caisse, père et deux fils au service. Visages avenants mais l’oeil à peine exercé du client n’a aucune peine à déceler la préoccupation voire l’inquiétude.
Les temps sont vraisemblablement durs et le prêt contracté pour acheter le commerce - c’était une vieille crêperie bretonne- mange peut-être tous les bénéfices. Qui peut savoir…
Toutes les tables sont prises. A l’extérieur, il fait nuit, il pleut et il vente. Une tempête passe sur la France et le potage pékinois brûlant prend une saveur réconfortante. On pourrait se dire que l’on est chez soi mais il faudrait pour cela faire abstraction des quatre voisins qui parlent haut, alors qu’ils n’ont visiblement pas grand-chose d’intéressant à dire. Tout autour, il y a des murmures, des conversations étouffées qui épousent bien le velours vermeil des tentures et parfois, quelques regards réprobateurs, mais inutiles, à destination des bavards.
Ils sont donc quatre. Deux couples. Trentenaires. Les hommes se font face et les dames aussi. On vient de leur servir leurs entrées. Ecoutons-les puisque nous y sommes obligés. De quoi parlent-ils ? Sans surprise, c’est de nourriture dont-il s’agit. Voilà un pêché mignon bien français qui consiste à parler de repas passés alors que l’on est à table, face à des plats chauds qui ne demandent qu’à être célébrés.
Là, c’est d’un couscous pris la semaine dernière du côté du quartier de Montorgueil qu’il s’agit. Les pauvres, ne savent-ils pas que la nourriture servie a des droits et qu’elle peut un jour demander des comptes à celui qui la dédaigne ? Ne dit-on pas chez nous à celui qui refuse de se resservir-alors même qu’il en meurt d’envie-qu’il en sera redevable ?
Les femmes parlent moins, surtout la blonde qui a gardé son blouson bouffant sur le dos. Recroquevillée, elle lance des regards en coin à celui qui, costume gris, chemise blanche et cravate rouge, semble être son compagnon. Aux « ça va, chérie ? » qu’il lui lance de temps à autre, elle répond par de brefs signes de tête. Distraite, elle manque de renverser son verre d’eau, le rattrape in extremis et se tasse encore plus. Et c’est là que l’on se dit qu’il va sûrement se passer quelque chose et qu’il n’y a plus qu’à attendre un autre incident même s’il n’y a pas de vin sur la table.
On patientera une bonne heure, gardant une oreille attentive, essayant en vain de capter les indices confirmant l’intuition. Ni parole agressive, ni geste déplacé. Une discussion banale, projets de vacances dans la Drôme, complainte à propos de l’encombrement des pistes de ski. Rien de bien extraordinaire. Mais ne nous décourageons pas car, cafés noirs sucrés et bus, voici qu’arrive l’addition et avec elle le silence qui s’installe.
Le premier couple l’examine rapidement. Des tickets restaurants sortent. L’homme en costume gris bouge à peine. « Tu peux payer, s’il te plaît ? C’est ton tour », lance-t-il le visage fermé à sa compagne. Elle blêmit et bredouille des excuses. « A découvert… je te l’ai dit… ». Il explose, prenant l’autre couple et le reste du restaurant à témoin : « C’est toujours la même chose avec elle ! J’en ai marre. Puisque c’est comme ça, je ne paie que ma part. Tu n’as qu’à te débrouiller ! ». Lui aussi sort des tickets restaurant. En détache deux. Hésite puis en ajoute un troisième et se lève sans un regard pour la blonde. On attend alors des larmes qui ne viennent pas. Elle se contente de hocher la tête alors qu’il est déjà sorti du restaurant. « Bon, puisque c’est comme ça, on va t’inviter », dis alors l’autre homme de la table en sortant de nouveau son portefeuille. Mais sa femme arrête brutalement son geste. « Ah, non ! Tu ne vas pas encore te faire avoir », hurle-t-elle. « C’est la deuxième fois qu’ils nous font le coup et ils l’ont fait aussi à Alain et Gaëlle la semaine dernière. Va le chercher et dis lui que c’est à lui de payer pour elle ! Y’en assez de se faire prendre pour des pigeons ».
Venue à la rescousse, la patronne prend d’autorité les tickets déposés sur la table et fait rapidement les comptes. « Il manque dix euros. C’est cadeau maison dit-elle. Pas besoin disputer ou crier ». Le couple se lève et s’en va avec à peine un « merci, désolés », à l’adresse de la patronne. La blonde au blouson blanc ne partira que dix minutes plus tard. Après avoir commandé, et payé, un dernier café.
©Le Quotidien d’Oran