Il arrive parfois que l’on éprouve la sensation de passer son temps - et de le perdre - dans les aéroports. Prenez cette nuit de décembre, un début de week-end où l’on se dit que l’on serait mieux chez soi à regarder Metropolis. Il est bientôt vingt-et-une heures et le terminal 2B de Roissy est sombre et presque désert. Bientôt, il sera totalement vide quand les derniers passagers en provenance de Budapest seront sortis. Budapest… Cela va bien avec l’ambiance morne de l’aérogare. C’est ainsi.
Pour celui qui patiente et s’impatiente dans le hall des arrivées, c’est l’aéroport de départ qui fait et caractérise le vol attendu. Kuala Lumpur, Singapour ou Tokyo, voilà qui fait rêver quand on est resté à Paris. Mais Budapest, franchement… À moins d’être un forcené du paprika, on peut trouver mieux et n’y voyez aucune allusion perfide aux origines de Nicolas de France.
Les commerces ont presque tous rideaux baissés. Seul un fast-food est encore ouvert. On y va, sans vraiment avoir faim, mais en se disant que l’on pourra s’y asseoir et regarder les avions rouler sur le tarmac.
Les rares clients sont presque tous des travailleurs des lieux. Maghrébins, Antillais ou Subsahariens. On les imagine, mangeant ici tous les soirs à la fin ou au début de leur service, se gavant de graisses saturées et de boissons trop sucrées, avalant à la hâte leurs frites molles pour ne pas être retard ou pour ne pas rater le dernier bus qui les ramènera chez eux, dans la banlieue nord de Paris.
À l’extérieur, il vente et de grosses gouttes de pluie s’écrasent contre les baies vitrées. De petits chariots éclairent la nuit avec leurs gyrophares jaunes.
C’est l’heure de l’entretien en ligne, celui des mécanos qui révisent les engins et des « agents de propreté » qui redonnent un aspect convenable à ce jumbo qui s’en ira voguer dans quelques heures vers l’Asie.
À part cela, il ne se passe rien à l’intérieur du terminal 2B. Si, un père gronde ses deux enfants parce qu’ils mangent trop vite leurs nuggets de poulet et une jeune femme qui vient de s’installer sur un tabouret haut se tient longuement la tête avant d’attaquer son menu « giant ».
L’employé chargé de débarrasser les tables et de nettoyer l’endroit attend visiblement la fermeture pour donner le dernier coup de rein de sa longue journée de travail. Le spectacle des poubelles qui débordent avec des gobelets vides et des papiers gras qui traînent à leurs pieds ne semble pas l’affecter. Et c’est à peine s’il réagit lorsque une pile de plateaux poisseux s’effondre dans un vacarme qui fait sursauter la jeune femme. La scène amuse quatre malabars venus mettre à l’épreuve leurs estomacs en commandant des cafés. On tend l’oreille. Ils parlent football, Lyon, Marseille, Paris et prononcent des jugements définitifs sur la force des uns, la nullité des autres, le tout ponctué par de bruyants « ouallah » et « zaâma ».
Quittons le neuf-cinq, et retrouvons-nous, une semaine plus tard, à des milliers de kilomètres de là. Manama, aéroport international de Bahreïn. Vingt-trois heures, « local time », deux de plus qu’à Paris.
Après six heures de vol, le transit devait durer quarante-cinq minutes, il va durer six fois plus (allez-y, chiche, faites mentalement la conversion en heures). Rien à faire d’autre que d’errer dans la zone sous-douane ultra-climatisée en réalisant que la nuit n’y existe pas. Plusieurs centaines de passagers qui vont et viennent, une foule bigarrée, des annonces dans toutes les langues (j’y reviendrai) et un duty-free shop qui tente, vaille que vaille, de ressembler, pari largement perdu, à celui, dix fois plus étendu, de Dubaï.
Remarquez, tout est propre, brillant et l’habituelle voiture japonaise offerte comme premier lot de l’incontournable tombola est bien là. Le magasin d’alcools et de tabac promet les meilleurs prix du monde et celui des parfums n’est pas en reste tandis que celui qui vend des fruits secs est pris d’assaut par un groupe de voyageurs allemands. Il y a aussi des touristes français qui, dans leur inévitable bermuda, arpentent les allées et dont certains ont l’air très fâchés avec les conversions et les taux de changes régionaux.
Mais revenons au principal magasin, celui des alcools, et attardons-nous devant le spectacle offert par ses caissières, asiatiques pour la plupart.
Qu’ont-elles de particulier ? Pas grand-chose si ce n’est ce bonnet rouge avec pompon blanc sur la tête. Parfois, l’une d’elles agite une clochette, d’un geste mécanique, la mine un peu figée. Vont-elles chanter « Petit Papa Noël » en philippin ? Non, je vous rassure. Mais retournons-nous et découvrons, en face d’elles, ces quatre pantins, manteaux rouges et barbes blanches, qui, juchés au-dessus d’une fontaine, nous infligent un « jingle bells » incessant et, surtout, aux tons trop aigus. Des gremlins qui donnent envie de tout casser ou presque.
Fuyons vers les salles d’embarquement même s’il reste encore des heures à attendre. Aucune place de libre. Faire comme d’autres, s’asseoir par terre, admirer celles et ceux qui dorment à même le sol et se demander, effrayé, s’ils sont là depuis plusieurs jours. Sortir un livre, vite le refermer en regrettant de ne pas avoir emporté les boules Quiès, si précieuses à l’heure du bouclage. Car, non content de subir le lointain charivari des pères Noël, il faut aussi encaisser les annonces automatisées qui tournent en boucle. Exemple : cela doit bien faire vingt fois qu’une dame invisible nous avertit qu’elle lance le dernier appel à destination de Calcutta et que les retardataires sont priés de se présenter immédiatement à l’embarquement. Parfois, c’est un agent au sol qui prend lui-même le micro pour avertir un certain monsieur Mahmoud que l’avion pour Chittagong va décoller sans lui s’il n’apparaît pas immédiatement.
Un bon quart d’heure et dix annonces plus tard, l’intéressé, en dishdasha immaculée et portable vissé à l’oreille, arrive sans se presser et embarque en souriant. Et c’est maintenant le tour de monsieur Ling, qui va à Khartoum, d’être appelé pour la énième fois tandis que la dame invisible, qu’on espérait devenue muette, reprend ses appels pour le vol de Calcutta. Il est tard, et, dans ce vacarme permanent, sans même plus savoir l’heure qu’il est et si l’on est encore hier ou déjà demain, on réalise qu’attendre un vol en provenance de Budapest a finalement du bon…
Savoureusement évocateur et bien écrit..
Je l’ai dégusté en réécoutant "Atom Heart Mother" une viellie breloque de quand j’étais ado.
Quand le monde n’était pas encore mondial.
Quand le fric restait encore un peu à sa vile place. Quand on avait encore le temps de le prendre.
C’était encore le temps où l’ado Sarcoco prenait des rateaux dans les boums, auprès des meufs de son bahut.
Et depuis lors, y’a trop d’avions qui ont décollé, trop d’avions qui ont atterri. Trop de morts misérables pour de mauvaises raisons. Et trop de goulus avides de leur propre gavage.
Demain, promis, j’invoquerai plutôt Miles Davis. Et ça vaudra bien d’autres voyages.
Merci Akram :)