Orly-Sud, dimanche après-midi. Une petite foule attend dans le hall étroit des arrivées. On est dans le secteur A1, au bout de l’aile Est de ce bâtiment bâti sur le plateau de Longboyau et inauguré en 1961 par le général De Gaulle.
Cet aéroport, mariage du verre, de l’aluminium et de l’acier, est un lieu d’histoire. Déambuler dans ses couloirs, même refaits à neuf, c’est aller à la rencontre d’une France qui n’est plus. Celle des « Dimanches à Orly », chantés naguère par Gilbert Bécaud puis, plus tristement, par Brel. Des dimanches où l’on venait des quatre coins de la région pour regarder, assis à une terrasse ouverte, les premiers jets s’envoler. On y faisait du lèche-vitrine en espérant croiser une starlette de retour des Etats-Unis ou assister au tournage d’un film (« Playtime », « Le clan des Siciliens », « Le grand blond à la chaussure noire » : la liste est longue) ou, enfin, pour y voir un western spaghetti dans l’une des deux salles de l’aérogare. Puis, vinrent les temps des attentats, des alertes à la bombe, des détournements et des visas. Les aéroports sont finalement un précieux témoin des changements de notre époque et de la perte de certaines libertés qui seraient impensables aujourd’hui.
Orly, c’est aussi un lien singulier entre l’Algérie et la France. Des millions d’histoires individuelles. Des joies, des peines et des retrouvailles. Des malchanceux refoulés, des passeports égarés, des cabas oubliés et déchiquetés par le service de déminage, des retards, des vols surbookés, annulés ou partis à l’aube. Orly : le temps gris, presque pluvieux, les lumières jaunes du hall principal, un carillon qui sonne, un message personnel lu par une voix de miel, le taxi, Philippe Bouvard et ses grosses têtes en stéréo à la radio… Des milliers d’Algériens ont connu et connaissent encore cette atmosphère car, pour eux, et contrairement à la jolie Candy, qu’une voix dans un vieux tube appelle pour embarquer, c’est (presque) toujours à Orly que commencent les vacances à Paris.
Le hall A1 se trouve d’ailleurs juste au-dessus d’un lieu mythique qui a sa place réservée dans l’imaginaire algérien. C’est là que se trouvait « le » Felix Potin, passage obligé pour tous les départs vers le Sud. Derniers francs, derniers achats dans l’urgence, bananes, pommes Golden, chocolat et tout le reste, le n’importe quoi qu’on ne trouvait pas chez nous, dans les travées poussiéreuses des magasins d’Etat. Chez Felix Potin, j’ai souvent vu des puissants, cigare au bec, pas rapide et gestes énergiques, charger chaussettes, paquets de café et camemberts. Ah, le bon vieux socialisme pour les autres…
De la zone sous-douane, personne ne sort encore. Dans la petite foule qui s’épaissit à vue d’œil, on commence à s’impatienter. Il n’y a pas beaucoup de sièges pour s’asseoir mais, de toutes les façons, l’instinct grégaire force à se regrouper debout. Des familles entières s’ajoutent à celles qui trépignent déjà. Les enfants sont endimanchés, des femmes en hidjabs clairs portent de larges plateaux avec des dattes fourrées et des gâteaux à la semoule. Les hommes, souriants, tiennent des corbeilles de fleurs sous cellophane. Deux jeunes se donnent l’accolade puis entament une discussion aux sonorités gutturales. On comprend que l’un demande à l’autre où il a trouvé les fleurs. « Turkish Airlines » répond le second en pointant son doigt vers l’Ouest.
A l’arrière, adossé à un stand désert, où sont encadrés des posters du désert algérien, un homme hurle dans son portable. On comprend que la personne à qui il parle est bien arrivée d’Alger par le vol d’Aigle Azur et qu’elle attend ses bagages. Je ne le connais pas, mais c’est sûrement une personnalité puisqu’il a essayé de rentrer à l’intérieur de la zone sous-douane en exhibant une carte mais un policier ou un douanier l’a fermement éconduit.
Outre le fait qu’elle essaie toujours d’entrer là où l’accès est interdit à la plèbe, à quoi reconnaît-on une « personnalité » bien de chez nous ? Notez d’abord que le terme personnalité est impropre et qu’il faudrait dire « quelqu’un d’important », ou « quelqu’un qui se donne de l’importance » ou bien encore « quelqu’un à qui ‘on’ a donné de l’importance » ou enfin, comme le disait un gars du quartier, un « un quelqu’un », la phrase originale étant « dans ce bled, sans piston, on n’a aucune chance de devenir un ‘un quelqu’un’ ».
Je reprends : à quoi reconnaît-on un « un quelqu’un » bien de chez nous dans les couloirs d’Orly-Sud (ou d’ailleurs) ? L’habit, mes amis. Manteau en laine marron ou beige, moustaches, écharpe blanche, cravate (même le dimanche) et chaussures luisantes. Mais, à Orly, « un quelqu’un » ou pas, on attend comme tout le monde, bien sagement à l’extérieur et derrière les barrières.
Ceci me rappelle un souvenir d’enfance. C’était au milieu des années 1970, à l’époque, bénie pour certains qui la regrettent encore, où sortir du pays se faisait avec autorisation préfectorale car il fallait protéger les Algériens des dangers du monde extérieur où pullulaient les agents de la contre-révolution. Voici le flash-back : aéroport d’Alger - qui n’était pas encore l’aéroport Houari Boumediène, celui-ci étant encore vivant -, embarquement pour Paris. L’inévitable « un quelqu’un » et sa femme qui passent devant tout le monde au contrôle des passeports. Costard, manteau, écharpe pour l’un, grosse fourrure pour l’autre, les deux accompagnés avec force courbettes et salamalecs jusqu’au pied de l’avion. Le visage radieux de l’épouse, et celui, condescendant, de l’homme… Puis, l’arrivée à Orly. La même file pour tout le monde et les mines affolées du « un quelqu’un » et de sa dame à l’approche du contrôle de police avec ses képis martiniquais que l’on disait, que l’on dit toujours, un peu trop prompts à refouler du Maghrébin.
Les passagers arrivés d’Alger sortent enfin. Il va bientôt être temps de partir vers le nord, là où le plateau de Longboyau glisse vers la Seine. Dommage, j’aurais aimé vous raconter les youyous saluant les pèlerins turcs. Vous décrire comment les accueillants ont psalmodié quelques versets en leur souhaitant la bienvenue, un hadj agréé et des pêchés pardonnés. Mais ce n’est pas grave. Il y a tant de choses à dire sur Orly que je vous en reparlerai un jour. Plus longuement, peut-être.