La brume se dissipe et les rayons de soleil forcent leur chemin à travers des nuages épais que le vent d’est éloigne peu à peu vers le large. L’océan, l’iode et l’odeur euphorisante des conifères de la forêt d’Escoublac : voilà une pause bienvenue. Souffler. Je suis en pays breton, à quelques kilomètres au sud de Nantes et à l’ouest de Saint Nazaire et de l’embouchure de la Loire. La côte d’Amour, affirment les prospectus touristiques, est la plus belle plage d’Europe. Plus belle, je ne sais pas, mais sûrement l’une des plus longues puisqu’elle part de Pornichet, passe par La Baule et se prolonge vers Le Pouliguen, Batz-sur-mer et le Croizic. Une riviera bretonne avec huit kilomètres de sable fin que nul camion ne vient piller la nuit…
A dire vrai, le front de mer, lorsque l’on s’éloigne des demeures cossues à proximité de Pouliguen et du casino de La Baule, est quelque peu hideux. Certes, agréable est la promenade sur le front de mer, à pied ou dans un petit train, mais, l’ennui, c’est que l’endroit est presque autant bétonné que l’horrible Costa del sol espagnole, avec ses immeubles à plusieurs étages des années 1960 et leurs cages à poules pour juillettistes et aoûtiens. L’été, ici ? Ce n’est peut-être pas la meilleure idée que l’on puisse avoir même si, il y a longtemps, ce fut une tout autre chose avec des maisons de prestige où la bourgeoisie bretonne venait prendre ses quartiers estivaux.
La Baule rime aussi avec les premiers congés payés qui firent leur apparition en juin 1936 (deux semaines annuelles pour commencer). Soixante-dix ans déjà ! Le train bondé qui quitte la gare Montparnasse, porte d’entrée parisienne pour la Bretagne et les ouvriers qui partent par milliers en vacances pour la première fois de leur vie en chantant, justement, « allons au-devant de la vie ». Il ne faut pas oublier de citer les auberges de jeunesse et les mythiques tandems à bicyclettes. Une époque d’engagement qui n’a pas empêché la naissance, quatre ans plus tard, du régime de Vichy mais qui reste l’un des moments les plus forts du vingtième siècle français.
A l’époque, la gauche, celle du Front populaire, était une vraie gauche qui réinventait la société et redonnait espoir. Elle avait des idées et un programme. Elle offrait du temps libre mais demeurait soucieuse d’en faire une occasion, pour les classes populaires, de se cultiver et d’être tirées vers le haut. Nous avons connu un peu ça à une époque en Algérie. Qui se souvient par exemple du sport de masse ? Mais chut, pas de mauvais esprit, l’heure est au marché triomphant, à l’adhésion à l’OMC et aux compliments du FMI.
Revenons au Front populaire. En 1936, la droite française était déjà la plus bête du monde. Dommage qu’on l’on ait si vite oublié sa féroce opposition aux congés payés qu’elle considérait comme la porte ouverte à l’oisiveté, « mère de tous les vices ».
Mais les choses ont évolué. Personne en France n’est prêt à renoncer au moindre jour de congé. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler la polémique sur la décision du gouvernement Raffarin de supprimer le congé du lundi de pentecôte. C’est si vrai, que le tourisme est l’une des premières activités économiques du pays. « La France va devenir un immense parc Astérix pour touristes », prédisent ainsi les « déclinologues » qui ne cessent de pleurer la grandeur perdue de leur nation tout en fustigeant un peuple accusé de ne plus travailler pour profiter sans remords de ses jours de congé supplémentaires offerts par la réduction du temps de travail à trente-cinq heures hebdomadaires (les fameux jours RTT).
Le modèle touristique de La Baule est d’ailleurs un cas d’école. Hors saison, c’est-à-dire durant près de huit mois, la ville compte seize mille habitants (dont la moitié sont des retraités). L’été, on passe à deux cent mille voire deux cent cinquante mille âmes. Sur trois mois, commerces et hôtels peuvent s’organiser. Oui mais voilà, les trente-cinq heures et les ponts du mois de mai sont un vrai casse-tête. Exemple, ce week-end du 8 mai, deux cent mille personnes vont déferler sur la ville qui, dans son organisation, ne se considère pas encore en haute saison. Résultat, il n’y a que dix taxis là où il en faudrait cent ou encore cinq serveurs là où il en faudrait vingt.
L’ébauche d’une solution existe. Cela s’appelle le yield management. C’est ce que pratiquent déjà les compagnies aériennes ou encore les stations balnéaires du nord de la côte est des États-unis pour amortir les fluctuations saisonnières. Cela commence à arriver en Europe mais cela sous-entend l’existence d’une population de saisonniers mobiles d’une région à l’autre voire d’un pays à l’autre. Difficile à mettre en place tant les obstacles culturels et politiques sont nombreux. Ce n’est pas demain que le serveur polonais travaillera un week-end à La Baule et le suivant à Ostende.
C’est marée basse. Des enfants pieds nus et pantalons retroussés ramassent des coquillages qu’ils rincent dans les grandes flaques. Un berger allemand galope comme un fou au bord de l’eau tandis que son maître, ciré bleu et grosses bottes en caoutchouc s’allonge sur le sable pour lire le quotidien régional Ouest-France (un tirage proche du million d’exemplaires !). Une petite fille empêche son jeune frère d’écraser ses pâtés tandis qu’un père joue au football avec son fils en tapant dans une vieille bouteille de lait en plastique. Un peu plus loin, à la lisière entre sable sec et sable humide, un véliplanchiste prépare avec soin son équipement. A quelques mètres de moi, une jeune femme avec un chapeau écoute de la musique. Un instant, il me semble qu’elle pleure en silence mais je dois me tromper. En tous les cas, cela me fait penser à un film tourné ici avec Nathalie Baye et Richard Berry.
Comme un ciel étoilé, le spectacle de la mer nous offre une parcelle d’infini et c’est ce qui nous fait rester devant elle, silencieux et songeurs. Peut-être même respectueux. J’écris la mer parce que je suis un méditerranéen mais je devrais me résoudre à écrire l’océan. Assis à même le sable, je repense à notre mer. La crique du Chenoua au pied d’une maison dont les maîtres personnifiaient l’hospitalité, la route de Ténès (la plus belle d’Algérie n’en déplaise aux amoureux de Ziama) mais aussi les longs bivouacs et sorties de combat pour troufions désœuvrés du côté de Zemmouri el-Bahri. La mer, toujours. Impossible de s’en passer.
La côte d’Amour est aussi une terre blanche hostile à toute forme de vie. Ici, on célèbre les marais salants (1800 hectares dont ceux de la presqu’île de Guérande), la fleur de sel et les galettes au beurre complet. C’est ici aussi que l’on fabrique le « monarque » un gâteau qui date du dix-huitième siècle, « subtil mélange d’amandes et de rhums agricoles (c’est halal puisque le gâteau est cuit) des Antilles macérés avec du sirop de sucre de canne, citron vert, vanille et cannelle. » Un délice. Difficile pourtant d’éviter de le manger sans penser que la région doit son opulence, pour grande partie, à la traite des Noirs. « Gâteau créé à l’époque où la région nantaise faisait du commerce avec les Antilles » précise d’ailleurs l’emballage du gâteau.
Du commerce… A Nantes, une minorité d’associations tente d’exhumer ce passé honteux mais ici, comme à Bordeaux, autre ville esclavagiste de France avec La Rochelle, la chape est encore lourde. Plus encore que la colonisation, l’esclavage fait partie de ce passé que la France a du mal à assumer.
A propos de colonisation, en ce moment, il ne se passe pas un jour sans que l’on me parle, encore, de cette tristement célèbre loi sur ses « aspects positifs ». Le sujet et loin d’être clos. Il faudra, je l’ai déjà écrit, que l’on m’explique pourquoi l’Algérie officielle a attendu la fin du premier semestre 2005 pour réagir alors que ce texte était préparé, discuté et défendu par ses concepteurs depuis 2000. Il faudra aussi s’interroger sur le fait que nombre d’élites d’origine maghrébine vivant en France (y compris politiques !) ont feint de ne pas se sentir concernées par cette loi sans oublier bien sûr le mutisme définitif, aussi honteux qu’incompréhensible, des gouvernements tunisien et marocain.
Ceci étant rappelé, il faut convenir d’une chose qui ne va pas faire plaisir en Algérie : l’abrogation de cette loi, c’est d’abord aux Antillais et aux originaires de tous les Dom-Tom que nous la devons. Ni la colère algérienne, ni la mobilisation des historiens en France ni même l’activisme - passé sous silence par les médias hexagonaux - de plusieurs associations de la communauté beur n’ont vraiment pesé dans la balance.
C’est, en effet, parce que les Antilles sont montées au créneau que le gouvernement français a fait machine arrière. Guadeloupéens, Martiniquais mais aussi Guyanais se sont mobilisés et ont fait passer des messages dénués d’ambiguïté : le chaos ou le retrait de la loi. Quelques semaines après l’embrasement des banlieues, et dans la perspective de la passe d’armes sur le CPE, le gouvernement français ne pouvait se permettre de l’ignorer. Cette irruption des Domtomiens, illustrées par la création du Conseil représentatif des associations noires (CRAN), est une évolution majeure même si les bonnes consciences républicaines hurlent au communautarisme.
Et le dynamisme du CRAN et de ses sympathisants tranche avec l’apathie des Maghrébins de France et des élites « beurgeoises. » Et l’on perçoit déjà ce qui se dessine pour l’avenir. Plus d’attention et d’efforts pour les premiers et peut-être moins de considération pour les seconds, qui de toutes les façons, donnent trop souvent l’impression de n’avoir qu’une seule envie : celle d’aller gentiment à la soupe. On m’affirmera ce que l’on voudra, mais ce n’est pas un hasard si c’est un Noir que TF1 a choisi pour remplacer PPDA pour le journal télévisé de vingt-heures durant l’été. Un signe qui ne trompe pas. Les choses changeront lorsque nous aurons des élus d’origine maghrébine de la trempe de Madame Taubira (respect).
Il n’y a pas que cela. Je dénonce souvent le révisionnisme pro-colonial qui émerge en France. Nuançons. Révisionnisme chez les élites intellectuelles qui, y compris à gauche, se sentent décomplexées vis-à-vis de la période coloniale, c’est évident. A l’inverse, pour la France profonde, cette expression est impropre. Monsieur Durant a toujours cru dur comme fer, et en toute sincérité, que la colonisation a fait du bien aux peuples qui l’ont subie. Cette « vérité », il l’a toujours entendue et souvent lue. Elle n’est pas nouvelle pour lui. Et le plus paradoxal dans tout cela, c’est que dans le même temps, il estime, la plupart du temps, que les indépendances étaient légitimes.
Ayons cela à l’esprit avant de nous laisser aller aux invectives et aux insultes. C’est à nous, Algériens, d’expliquer tout le mal que nous pensons de la colonisation. Au lieu de hurler au complot néo-colonial, demandons-nous d’abord pourquoi de jeunes Français et Françaises de moins de trente ans pensent que la colonisation fut (pour nous) une bonne chose. Ayons aussi le courage d’admettre que l’état piteux de la démocratie algérienne conforte ceux qui nous servent l’air du « c’était mieux avant ». C’est par le dialogue, le raisonnement et la démonstration que nous arriverons à changer cette perception. Et nous y arriverons d’autant plus facilement que nous serons exempts de reproches et de critiques notamment en matière de respects des droits de la personne humaine. On ne se pose pas en donneurs de leçons quand on maltraite son peuple, c’est aussi simple que cela.
Le berger allemand est tout étonné. Un caniche, vulgaire apéritif ou paillasson pour maison de poupée, c’est selon, lui cherche noise en aboyant à tout va. « Calme-toi mon chou », lui ordonne sa maîtresse, bottines à talon hauts, grosses bagues et visage de cire. Le berger hésite puis se décide à foncer sur l’imprudent. Bref coup de sifflet du maître qui s’est à peine redressé. La curée n’aura pas lieu. Dommage.
Le petit garçon a foncé dans l’eau. Sa sœur n’a pas pu le rattraper et le voici trempé. Ses parents crient et des promeneurs rient. Mon téléphone mobile sonne. C’est un confrère britannique qui veut m’interviewer à propos de la nouvelle loi de Sarkozy sur l’immigration, la deuxième en trois ans. Ce n’est qu’un début mais je sens que mes chroniques à venir vont beaucoup vous parler de cette odeur pestilentielle qui va envelopper l’Hexagone jusqu’aux présidentielles d’avril prochain, et peut-être même après. J’abrège la conversation. Il fait trop beau pour gâcher un tel instant. Le soleil frappe fort, l’océan s’est transformé en miroir ondulant et sur la plage, des joggers passent en foulées tranquilles, indifférents aux aboiements ridicules du caniche.
Twitter
Facebook
Imprimer
Commenter
Recommander à un ennemi