« Je ne joue pas du jazz ! J’exprime la douleur de mon peuple. J’exprime la culture du ghetto et de ma musique. » Ainsi parle Archie Shepp, musicien légendaire qui fête ce mois-ci ses 70 ans. L’homme se met rarement en avant. Lorsqu’il parle de lui ou de sa musique, il parle finalement des autres, de ses combats contre le racisme et l’exclusion. Cet excès d’altruisme lui vaut de n’être reconnu aujourd’hui que de ses pairs et d’une certaine élite. Qu’importe, son nom figure déjà en bonne place dans nos dictionnaires.
Inventeur du free jazz, Archie Shepp a révolutionné le siècle musical. De studios d’enregistrements en salles de concerts, il a joué avec les plus grands noms John Coltrane, Cecil Taylor ou encore Lee Morgan. Et musicalement l’homme n’a jamais cessé d’étonner. Preuve en est dans son nouveau disque « Gemini » : l’improbable collaboration avec Chuck-D, leader du groupe de rap Public Ennemy. Le mur entre ces deux styles musicaux vient de tomber. Mais Archie l’avait fissuré depuis longtemps déjà. Cet élégant septuagénaire ne vit pas dans le passé, il avance avec. Il y a quelques années il nous confiait déjà son admiration pour ce courant si particulier : « Ils s’en sortent avec très peu de bien matériel. Ce sont des génies, car le rap est basé sur la rythmique. Ils perpétuent ainsi la relation primordiale entre l’homme noir et le tambour. Aujourd’hui qui parle de la réalité du quotidien, qui décrit la réalité d’une communauté en pleine destruction ? Ce sont eux ! Eux n’ont pas la sophistication nécessaire pour masquer leur émotion à travers quelques notes de musique. Et qu’ils créent le scandale n’a aucune espèce d’importance. Rimbaud à l’époque aussi créait le scandale. » La poésie n’est pas morte.
• 1937 : Le 24 mai, naissance d’Archie Shepp à Fort Lauderdale, Floride (USA)
• 1964 : Sortie de l’album « Four for Trane », hommage à son mentor John Coltrane.
• 1969 : Participe au 1er Festival Panafricain d’Alger
• 2005 : Création de son propre label : « Archieball »
• 2007 : Sortie de l’album « Gemini »
À force d’écouter ses parents débattre de l’égalité des races et la discrimination que subissaient les noirs, Archie se forge un esprit militant. Au début des années 60 le jeune artiste créé, non sans quelques heurts, un genre nouveau, le free jazz, évolution naturelle du jazz qui pousse l’improvisation jusqu’à son paroxysme. Il s’emploie alors à faire passer plus que de l’émotion en jouant. Ses prestations deviennent de véritables revendications. L’image se veut forte, celle du musicien qui se libère de toute contrainte artistique. Si un artiste parvient à bouleverser l’ordre établi, le peuple noir peut en faire de même. Il joue alors pour des groupes engagés, dont « En garde for freedom », cercle d’intellectuels gauchistes au sein duquel récitals et lectures de poésies étaient de mise. L’art contre le racisme. Le mouvement pacifique connaîtra son apogée lors de discours mémorables en plein Harlem. « C’était nécessaire pour engager le peuple de la rue. » Archie Shepp devient alors une figure de proue de la lutte anti communautariste. Celui qui se définit volontiers comme Afro-américain prêche depuis la bonne parole. Aujourd’hui encore il s’emporte lorsqu’il entend parler d’Affirmative Action (« Une séance de rattrapage inutile et raciste pour l’égalité des races »), ou que le mot « nigger » résonne trop souvent dans les médias (« une belle preuve d’ignorance et un mot terrible pour un homme de ma génération »). Archie ne baisse pas les bras et a encore le souffle nécessaire à la bataille. Ce 24 mai, l’histoire retiendra les 70 ans d’un homme avec qui, musique et politique rythment ensemble.
« Gemini » (2CD Archieball/Abeille Musique), sortie le 24 mai.