Un roman à tiroirs : policier, politique, psychologique… et un style qui coule aussi sûrement que le Nausicaa, bateau héros. Notre part des ténèbres. Gérard Mordillat. Chez Calmann-Lévy à partir du 9 janvier.
Un thriller métaphysique… disons que c’est un policier à tiroirs sur fond de menace sociale, mené de main de maître, par un fin stratège. La question n’est pas de savoir qui a tué, mais comment le meurtre a été possible. Tout le livre cherche à rendre plausible une histoire quasi impossible, à en faire une métaphore tout autant qu’un fait divers crédible : couler le capitalisme dans l’arraisonnage sanglant d’un bateau nommé Nausicaa.
Le livre – Notre part des ténèbres, de Gérard Mordillat – est captivant mais l’on ne cesse de se demander comment l’auteur va s’en sortir, tout autant que, comment ses personnages vont s’en sortir, tant l’histoire semble invraisemblable. Permanente distance instaurée par rapport au récit qui nous tient et dedans et à l’extérieur. Ca, c’est le premier tiroir, un policier.
Le deuxième tiroir est politique. Comment appréhender les mécanismes de ce capitalisme sauvage que sont les fonds d’investissement ? Fonds de pension qui n’hésitent pas, pour retirer d’énormes plus-values à court terme, à déstabiliser entreprises et marchés, provocant d’odieux licenciements, balayant toutes valeurs humaines devant la porte du profit. Le message du livre est limpide, un peu simpliste même : le capitalisme est irréformable, il faut l’abattre car il ne peut être régulé. C’est une position, elle est respectable, mais il se peut que le lecteur ne la partage pas, car personne ne se tient en dehors du capitalisme, nous sommes tous le capitalisme, il est ce que nous sommes. A nous de changer. Mais pointer du doigt la catastrophe, comme le fait Gérard Mordillat, est légitime, car le danger est bien réèl. Comment vivre avec l’idée de la catastrophe ?
Le troisième tiroir vient complexifier le second, le gêner, l’entraver même, car il introduit face à un discours politique convenu, une dimension psychologique de l’exitence irréductible au discours. Cette troisième approche se nourrit de portraits d’hommes et de femmes aux histoires douleureuses qui tentent d’expliquer des passages à l’acte irréversibles. Contrairement à son précédent roman " les vivants et les morts " où les femmes étaient incarnées en chefs-d’oeuvres d’humanité, les rôles dévolus ici aux femmes sont davantage du ressort de la mécanique narrative que de la chair.
Ce livre est un livre d’hommes, de deux hommes, Melville et Gary. Ils ne se connaissent pas, c’est à peine s’ils échangent quelques paroles, mais ils sont les deux centres autour desquels s’accomplit l’ellipse du roman. Une femme va les mettre en miroir, car ils sont frères de douleur. De l’un, elle sera l’épouse du fils et de l’autre elle enfantera un fils. Il y a, cachée, une mécanique implacable qui dévoile le ressort de la tragédie de cette oeuvre : la vengeance. Comme dans la tragédie grecque, l’impossibilité d’arrêter la vengeance. C’est parce que l’un et l’autre n’auront pas pu régler leurs douleurs d’enfance que va s’accomplir ce rituel sanglant et inutile de la vengeance. Le coeur de "Notre part des ténèbres" est une souffrance qui se mue en vengeance et engendre le chaos. Ce troisième tiroir vient donc en critique du deuxième, ou tout du moins en regard : est-ce le capitalisme qui crée le chaos, ou en nous, les souffrances non résolues qui crient vengeance ? La question est clairement posée ; à chacun d’y répondre.
Le quatrième tiroir, le plus secret, le plus essentiel, est celui de l’écriture, du style. Mais non un style qui serait une manière d’écrire quelque chose, mais ce quelque chose tranformé en style par le talent de l’écrivain : ici, l’écriture ne sert pas à décrire la catastrophe, elle est le corps de la catastrophe. Il y a les 300 premières pages et les 150 qui suivent. Stratégie, intelligence, réserve, sécheresse même pour les 300 premières, lyrisme effréné qui fait haleter dans les 150 suivantes.
Le livre entier semble le Nausicaa que les protagonistes mènent à la destruction ; tout ce qui est échafaudé éclate, le livre saborde le livre, saborde son message, pour nous faire partager dans un évènement apocalyptique d’écriture, le silence qui règne au creux de soi quand tout discours a disparu. Quand nous nous sommes ouverts jusqu’à notre part des ténèbres. Ici l’écriture est le corps de la catastrophe, elle est à elle-même le récit, plus que l’outil de la description, elle réduit à néant le discours, elle giffle les idées. Après la catastrophe, après l’expérience vécue dans l’écriture, il ne demeure que le regard. Seulement le regard porté sur ce qui peut nous détruire, sans rien chercher à changer au risque d’amplifier. Seulement dans le silence, regarder la mal se dissoudre et devenir paix intérieure ! Une question posée dans "2001 l’odysée de l’espace" hante les nuits infernales dans lesquelles s’enfonce le Nausicaa.