Sortir du lit à l’heure habituelle parce que l’on a toujours pensé que se réveiller bien avant l’aube pour s’empiffrer en attendant de pouvoir distinguer le fil blanc du fil noir, c’est un peu tricher et qu’il ne sert à rien, alors, de jeûner la journée. Il faut, nous est-il dit, ressentir (ou essayer de le faire), pendant vingt-neuf ou trente jours, ce qu’endurent le pauvre et le mal-nourri. Alors, à quoi bon le « shour » ? De toutes les façons, étrange paradoxe, entre le sommeil et la nourriture tardivement nocturne, choisir le premier, c’est se donner les moyens de mieux résister à la faim diurne.
On se lève donc, l’esprit aiguisé mais avec le ventre qui gargouille déjà et la calculatrice mentale qui tourne à plein régime. Voyons, hier, c’était le troisième jour. Il en reste vingt-six (toujours rester optimiste en pariant sur un mois lunaire court…). Bon, allez, courage, la semaine prochaine, à la même heure, il n’en restera plus que dix-neuf, presque la moitié… Et ce soir même, vers vingt-heures, on lancera - à voix haute, pour faire rire et s’amuser de cette innocente transgression - « et de quatre ! » en imitant un footballeur qui serre le poing, lève le coude et crispe ses mâchoires en signe de satisfaction.
Dans la rue où flotte un petit parfum bienvenu d’été indien, on marchera moins vite que de coutume. S’économiser, ne pas chercher noise à la soif car c’est bien elle la plus dangereuse et la plus sournoise. Ah, regrets. Jeûner en décembre : une promenade ! N’existe-t-il aucun exégète téméraire et subversif capable de décider que l’hiver est désormais l’unique saison du jeûne et, pendant qu’on y est, que quinze jours sont largement suffisants ? Vous froncez les sourcils ? Mais, je plaisante, bien sûr !
Dans le métro, de toutes les molécules odorantes qui flottent, on réalise que ses narines captent surtout les effluves douceâtres des viennoiseries industrielles. Et là, le tube digestif attaque et prend le contrôle du cerveau : « ce soir, lui ordonne-t-il, à l’heure du ftour, il faudra des croissants et pas n’importe lesquels : fourrés aux amandes et à l’eau de fleur d’oranger ». Convoquée d’urgence, la salive inonde le palais. On déglutit et on se souvient, amusé, des interminables discussions d’enfants à propos du jeûnant et du mangeant. « Si tu avales ta salive, tu es un faâtar » ; « Et si tu te mets de l’eau de Cologne, c’est la même chose ! ». Et dire que des enfants devenus grands discutent des heures sur internet pour savoir si l’on est un mangeant après s’être brossé les dents le matin.
Dans le hall paysager qui sert de plateau de travail, il est douze heures trente et on fait mine d’être absorbé par les fenêtres qui s’affichent sur l’écran de l’ordinateur. C’est le grand moment de la journée, celui où le collègue s’interroge sur le lieu de son déjeuner. « Tu viens ? », nous demande-t-on quand le choix est fait. « Tu nous fais la g… ? » est le reproche qui fuse quand on décline poliment. On s’explique, à la fois gêné et résigné car l’on devine déjà le flot d’interrogations et de commentaires qui vont se déverser.
« Et vous ne mangez rien de toute la journée ? ». On opine, en notant mentalement le « vous ». « Mais, vous pouvez quand même boire ? », s’informe la compatissante. « Non ? Mais ce n’est pas possible ! » s’exclame-t-elle avec une surprise non feinte mais pareille à celle de l’année dernière lorsqu’elle avait posé la même question. « Ça doit être un super moyen pour maigrir », lance le pragmatique revenu de vacances avec un pneu un peu trop visible autour de la taille. « Vous êtes quand même des masochistes », tranche l’un d’un ton définitif qui n’appelle aucune réponse ni justification. « Moi, j’aimerais bien essayer. Je suis sûre que ça a du sens. Gandhi aussi jeûnait », tempère en souriant une adepte des médecines douces.
Le tour de force, c’est d’arriver à faire oublier la chose. Ne pas en parler, ne pas en jouer. Faire en sorte que celui qui entend déjeuner à sa table de travail ne soit pas saisit par un sentiment de culpabilité. La faim volontaire dans un pays où rares sont les personnes qui font encore carême provoque souvent le respect et « la ramener » est une réelle tentation. Le défi ? Un jeûne tranquille et (presque) silencieux.
Le plus souvent, on y arrive au bout de quelques jours et l’on se retrouve, vers treize heures, cerné par d’agréables fumets. À droite, des sushi noyés dans une sauce de soja, à gauche, une soupe de légumes bios, devant soit, c’est-à-dire à l’ouest, nouilles chinoises grillées, derrière, felafels et homous libanais. On capte tout et on comprend pourquoi le jeûne est si nécessaire à « la pleine conscience ».
Sortir dites-vous ? Facile à dire. Marcher est effectivement une solution mais là aussi. Kebab à droite, Rôtisserie devant, Pizzeria à gauche. Et encore et toujours la salive. Non, mieux vaut rester à son poste de travail. Jeûne et étude : l’un des meilleurs djihads. On lit, on se concentre mais le homous fait des ravages. La mémoire olfactive est en ébullition et par le jeu chaotique des synapses, un goût remonte brusquement à la surface : Karantita.
D’autres écriraient Garantita ou Galentita mais qu’importe le nom. Farine de pois chiche, des œufs et surtout, surtout du cumin. Enfoncée, que dis-je, écrabouillée, la socca niçoise. Les matchs de football sur les hauteurs d’Alger, la part de Karantita avalée brûlante et sans pain. La seconde, qui cale l’estomac et la troisième que l’on fait passer avec de l’harissa. Vite, téléphoner à l’autre bout de la ville, à un jeûnant qui sait bien des choses. Expédier les salutations d’usage, les « ça va, pas trop dur ? » et en venir à l’essentiel à moins de cinq heures de la libération : Où trouver de la Karantita à Paris ?
Silence à l’autre bout du fil. Puis grosse colère. « Tu le fais exprès, c’est ça, hein ? La dernière fois, tes histoires de pâtisseries algériennes m’ont fait cavaler dans toute la ville, mais là ça ne marche pas. » On insiste, on dit que c’est ce qu’on veut pour ce soir (oubliés les croissants aux amandes). Rien n’y fait. Combiné raccroché au nez, on se jette sur google. Longue traque (les papiers à relire attendront). Bingo ! Rue Raymond Losserand, Paris, quatorzième arrondissement. Allez, on s’en va au galop. Papiers expédiés et excuse trouvée : la karantita n’attend pas.
P.S : Saha ramdanekoum
Rabat-joie
C’est quand même fou que dès que quelqu’un parle avec sincérité et justesse de la vraie vie, au quotidien, sans se prendre la tête et sans se la jouer martyr, il se trouve toujours un, quand ce n’est pas plusieurs zigs pour lui faire la leçon et plus ou moins poliment, lui dire, en gros : ce que vous faites, c’est pas bien, je vais vous dire ce qu’il faut faire et on n’est pas là pour rigoler et, surtout pas de soi !