Il arrive que l’on décide de se coucher point trop tard et de s’autoriser à suivre d’un oeil, mi-amusé, mi-coupable, l’un de ces débats idiots qui font la télévision d’aujourd’hui. Puis, gavé d’arguments fallacieux, de marketing culturel et de rires sur commande, on décide qu’il est temps de dormir. Mais comme rien n’est parfait, c’est justement cette nuit-là que les jeunes colocataires de l’immeuble d’en face ont décidé d’organiser une fête. Un rassemblement bruyant, où, verre ou canette à la main, coqs boutonneux et dindes tatouées commencent par deviser à voix haute sur le balcon avant d’hurler, vers deux heures du matin, - tout en sautant à pieds joints sur le parquet - que les sirènes du port d’Alexandrie chantent encore la même mélodie.
Dépité, ayant compris depuis longtemps qu’il ne sert à rien de raisonner les fêtards, on attend la suite, sachant que le voisin du bas va finir par leur servir un chapelet d’insultes et de menaces, pour se faire menacer et insulter à son tour jusqu’à ce que la police, ayant été appelée par d’autres dormeurs tirés de leur sommeil par des basses saturées et le battement en cadence de la boîte à rythme, ne vienne mettre un peu d’ordre, avant de repartir traquer l’ADN des voleurs de scooters, ce qui est, chacun le sait, sa mission première. En attendant, on essaie de lire le quotidien du soir en déplorant l’inconsistance du programme musical imposé au voisinage. Soudain, bonne surprise, on tend l’oreille parce qu’après le braillement du moment qui ordonne de mettre sa cagoule - sauf à Kaboul -, on reconnaît la voix chaude de Phil Collins qui s’en prend à cette Terre de confusion dans laquelle nous vivons. Le hit date des années 1980, de l’époque de Reagan et de Thatcher, mais il est plus que jamais d’actualité.
Quand le tube de Genesis s’achève, on entend des bips qui font que l’on s’attend confusément à la chanson qui va suivre. Dans sa tête, on n’en retrouve ni le nom ni la mélodie, mais ces bips sont inscrits quelque part dans le grenier musical que l’on continue d’entretenir vaille que vaille, dépassé que l’on est par le flot incessant de nouvelles productions ; dégoûtés que l’on est par la médiocrité de toutes ces modes dites ultimes qui nous font dire - quand nous autres quadras sommes entre nous et que personne d’autre peut nous entendre - que la musique, c’était quand même mieux avant…
Vers trois heures du matin, comme prévu, le vacarme et les beuglements des soiffards cessent. Une voiture de police stationne au pied de l’immeuble. Dans l’appartement où avait lieu la fête, une main invisible baisse le rideau en bois. L’uniforme, rien de tel pour l’éducation civique des jeunes masses…
On reste alors avec son insatisfaction. Qu’annonçaient ces bips ? On creuse, on cherche, mais aucun titre ne vient. Cela devient vite une obsession, un peu comme lorsqu’on tente de se rappeler un nom, un mot ou une adresse et que l’on ne s’apaise qu’une fois le poisson pêché au fond de sa mémoire défaillante. On se concentre, on invoque le Tout-Puissant, on s’encourage. En vain.
Et puis, trois ou quatre nuits plus tard, en écoutant le dernier flash de radio, on entend claquer la synapse dans son cerveau. Des bips…, les informations…, les news…, mais bon sang mais c’est, bien sûr !, « Here is the news ». C’était il y a longtemps, le dernier flamboiement d’un groupe culte sur le déclin. Electric Light Orchestra, ELO pour les affranchis. De cela, il ne reste rien. Disques éparpillés, vieilles cassettes rangées dans une cave ou un débarras. On s’engouffre alors dans la toile et on se joint aux milliers de connectés à ‘YouTube’, site participatif, comme le disent les bonimenteurs du web 2.0, et site, je le signale au passage, où traînent des canulars hilarants mis en ligne par des internautes algériens qui ne respectent guère les institutions de leur pays, même les plus hautes…
« Here is the news ». Une salle de presse, un télescripteur, le son électronique d’un clavecin et Jeff Lynn - chanteur et âme d’un groupe qui n’a jamais cessé de se recomposer - débarrassé de sa grande barbe des seventies. Les images sont presque délavées mais certaines d’entre elles exhalent toujours l’appréhension de l’époque quand, en noir et blanc, Brejnev et Nixon se font face. Electric Light Orchestra, c’était « la » musique.
Il est plus d’une heure du matin mais la nuit commence à peine. On passe et on se repasse le clip. Puis on va la redécouverte des autres. Des chants oubliés, des ballades mythiques (« Can’t get it out of my mind »), et, toujours, ce formidable mariage entre violon, violoncelle, synthés et guitare électrique. Démesure sur scène et symphonies entraînantes. Et dire que certains s’affolent en ce moment à propos du slam pour bobos…
On retrouve, très étonné, une kyrielle de tubes du groupe pour lesquels on se disait jadis fidèles à la vie mais que l’on a fini par remiser dans un placard poussiéreux. « Living thing » : simple et efficace. Et, surtout, surtout, le grand moment : « Roll over Beethoven ». Dix minutes de folie totale, fusion inattendue mais réussie entre musique classique et rock’n’roll. Vous avez un peu de temps ? Allez sur ‘YouTube’ et écoutez - et regardez - ce déchaînement, avant que les lois du copyright ne purgent ce site de ses meilleurs morceaux. « Roll over Beethoven » façon ELO : un monument dont on craint, en écrivant ces lignes, qu’il soit un jour pillé et échantillonné par des rappeurs qui sont à la musique ce qu’est le champignon à l’arbre.
Epuisé, on se demande pourquoi avoir oublié ELO. Et là, très vite, on se souvient de l’excommuniation prononcée par un adolescent incapable de supporter de voir un groupe trahir ses racines et tâter du disco au point d’être récupéré, pour leurs bouffas, par les tchitchis qui n’en avaient jamais entendu parler. Souvenir aussi de ce film, « Xanadu », vu au cinéma l’Afrique en plein centre d’Alger. Une longue file, la police militaire qui cogne au hasard. Tout cela pour Olivia Newton-John, alors que pour quelques initiés, c’était avant tout pour ELO et la bande originale. Un navet, pire, un désastre. Une envie de vomir en écoutant Lynn et les siens ululer comme des castrats. Les rancunes venues de l’adolescence sont tenaces mais vingt-sept ans après, à l’heure où les honnêtes gens se lèvent pour aller travailler, on se dit que, peut-être, il est enfin temps de pardonner.
bonjour,
quelques petites erreurs : le chanteur d’ELO est Jeff Lynne (et non Lynn) et l’une de leur chanson s’appelle "Can’t get it out of my head" (et non "can’t get it out of my mind"). Mais bon, tout cela n’est pas très grave. Moi, je n’ai jamais oublié Electric Light Orchestra (je les aime depuis 1980). J’ai même créé un site rien que sur eux : http://www.elodiscovery.com/
Nicolas