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Mes si chers pauvres

Le billet d’Alain Riou / jeudi 8 avril 2010 par Alain Riou
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Musicien de jazz, journaliste au Nouvel Obs et invité du Masque et la plume, Alain Riou fait son cinéma. Obole.

Nous avons acheté notre première télévision autour de 1970, alors qu’il n’y avait que trois chaînes. On n’échappait donc pas au journal, toujours diffusé à l’heure des repas. Or, en ce temps-là, sévissait la guerre du Biafra qui affamait un peuple, et tandis que nous nous régalions défilaient sur le petit écran des squelettes vivants, des enfants surtout. Imaginez l’effet de telles images sur l’appétit.

Vaincus par la mauvaise conscience, nous prîmes alors l’habitude, ma femme et moi, de verser tous les six mois quelque chose comme 150 euros d’aujourd’hui à l’Unicef.

Sur-le-champ, c’est le cas de le dire, tout changea : les squelettes ne nous dérangeaient plus, au contraire. Chaque apparition de ces fantômes nous rappelait notre bonté qui passait à la télévision. Nous les aimions. Nous les recherchions. Pour ce prix, qu’aurions—nous pu nous offrir d’autre qui nous aurait procuré tant d’estime de nous-mêmes, et tant de bonheur ?

Vers cette époque, je croisais rue du Sabot, dans le VIe arrondissement de Paris, un clochard qui, par son intempérance, causait un scandale permanent dans le quartier. Découvrant, j’imagine, la bonté sur mes traits, il me demanda tout net « un peu d’argent pour aller boire du vin rouge. Car, disait-il, à nos âges, on n’a plus beaucoup de sang ». Charmé par sa franchise autant que par son diagnostic christo-draculesque, je lui remis sans me faire prier une obole rondelette. Il courut vers le premier bistrot se transfuser, tandis que la joie m’envahissait et que se précisait, dans ma tête, le sens de ma mission : aider les pauvres sans mérite.

Depuis, je donne aux mauvais musiciens, aux indignes, aux ivrognes patentés et à toutes les belles âmes : un mendiant, cheminot à l’ancienne à qui j’ai attribué, l’autre jour, un billet de 50 euros faute d’autre monnaie m’a regardé, incrédule. Puis je le vis chercher dans sa pauvre mémoire un remerciement qui fit date. Et enfin, s’inclinant, il prononça ces mots qui dépassaient mes espérances : « Noble seigneur ! » Vous comprendrez qu’à ce prix-là, j’en redemande !

Retrouvez une chronique inédite d’Alain Riou chaque semaine dans Bakchich Hebdo, en vente chez tous les marchands de journaux.

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