Le temps n’est finalement qu’une succession de boucles plus ou moins longues. Flash-back : c’était un matin de mars 1985. Nous étions cinq ou six à avoir fait le mur de l’Enita à Bordj-El-Bahri. Juste après la levée des couleurs, les treillis cachés par des survêtements bouffants, nous avions couru sous une pluie battante vers un grand terrain vague détrempé où nous attendaient, dans une Renault 4 blanche et rouge, Erribouh, le patron de l’auto-école, et l’examinateur (on disait l’ingénieur). C’était le jour de l’épreuve du code, première étape - avant les manœuvres puis la conduite - dans notre quête du précieux permis de conduire.
Plus de vingt ans après, me voici dans les murs d’un centre d’examen au sud de Paris. Nous sommes une bonne quarantaine et, à l’exception d’un costume-cravate au visage couperosé et à la cinquantaine bien entamée (un retrait de permis, je prends les paris), je suis entouré par des jeunes pour la plupart encore boutonneux. Comme eux, aussi stressé qu’eux, je vais repasser le code - plus exactement l’épreuve théorique générale (ETG). Tout cela parce que le blédard imprévoyant que je suis a trop tardé avant d’essayer d’échanger son permis algérien pour un permis français. La règle est simple : au bout d’un an de résidence, le permis algérien n’est plus valable en France et il faut donc le repasser.
« Tu devrais utiliser un permis international algérien. Ils ne pourront rien dire », m’ont conseillé d’autres blédards. Tuyau percé ! Ceux qui, installés en France, roulent avec un permis international délivré en Algérie prennent de gros risques. En cas de contrôle, leur astuce, leur « afsa », peut les conduire devant le juge et leur valoir une grosse amende.
Retour au centre d’examen. Révisions de dernière minute : le guide Rousseau est pratiquement dans toutes les mains.
Et la remorque ? s’inquiète une rouquine.
C’est simple, lui répond son voisin faussement détendu. Si elle fait plus de 500 kilogrammes, il lui faut une plaque d’immatriculation. Tu ne peux la tracter que si son PTAC [1] fait moins de 750 kg.
Ah non, proteste-t-elle. Elle peut faire plus de 750 kg mais il faut qu’elle pèse moins que le poids à vide de la voiture et que l’ensemble soit inférieur à 3 tonnes et demie.
Je sens mon estomac se serrer. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de remorque ? Il y a vingt ans, l’examen du code, c’était des panneaux à connaître comme « trig teddi ou tdjib », c’est-à-dire route à double sens (« qui emmène et ramène »). Venaient ensuite les ordres de passage à déterminer dans une intersection. A ce propos, je ne résiste pas à l’envie de vous raconter cette anecdote. Un nommé Missoum, habitant de Mascara, affirment les mauvaises langues oranaises, passe l’examen du code. L’examinateur lui soumet un cas d’intersection classique. Missoum sèche. Indulgent, l’examinateur lui dit : « Imagine que c’est toi qui conduis la voiture jaune. Est-ce que tu passes le premier ou non ? ». Missoum réfléchit encore un peu puis répond : « Mais le Missoum, y’a rien qui le presse ! (wal Missoum chta qalqah !?). Je laisse tout le monde passer, et ensuite c’est mon tour ».
Les temps ont changé. Terminé le classeur avec des feuillets perforés en plastique où l’on désignait du doigt les panneaux. Aujourd’hui, place à l’informatique et aux questions sous forme de QCM. Un brin vicelardes ces questions, où il s’agit autant d’apprendre le code que de détecter les pièges, souvent sémantiques, qui les accompagnent. Un exemple ? Une diapositive montre une rue avec un panneau qui interdit le stationnement. « J’ai le droit de m’arrêter ? Oui - Non », est la question posée. Ceux qui répondent « non » (et qui ont tort puisque l’arrêt est permis) n’ont plus le droit qu’à quatre mauvaises réponses possibles (l’examen compte quarante questions et cinq erreurs au maximum sont acceptées).
La salle d’examen est en pente sur plusieurs paliers. Les candidats de la même auto-école y entrent en groupe. L’examinateur les aligne à sa gauche. Un par un, il vérifie leurs papiers d’identité, leur donne un boîtier électronique vert pour enregistrer les réponses à l’examen puis leur désigne une place où s’asseoir. Préoccupation évidente : éviter que deux candidats inscrits à la même auto-école soient assis côte à côte et puissent communiquer. C’est presque le bac ! Trois autres groupes suivent. La salle est enfin remplie. Silence total mais ce n’est pas encore l’heure de l’épreuve, car l’examinateur explique (longuement) l’utilisation du boîtier. « Si vous choisissez les réponses A et C, appuyez sur A puis sur C et ne validez qu’à la fin. Est-ce bien compris ? Vous avez le droit de corriger une réponse à la condition de ne pas avoir validé. J’insiste, prenez votre temps pour valider mais ne tardez pas trop : pour chaque question, vous avez un temps limité. Vous avez compris ? Je peux répéter ».
L’épreuve est terminée. Suspense. L’examinateur appelle le premier candidat, récupère son boîtier électronique et le pose avec soin sur un terminal. Crépitement discret d’une imprimante, un petit feuillet blanc sort. « C’est pas bon, neuf erreurs », dit l’examinateur sans lever la tête. Le jeune homme, visage défait, récupère son dossier et sort de la salle. Celle qui le suit a mieux fait. « C’est bon. Deux erreurs seulement », lui dit l’examinateur. Elle saute de joie en poussant des petits cris. Me voici à l’extérieur. Une voiture passe, son conducteur tient un téléphone portable dans la main. « Deux points en moins et trente-cinq euros d’amende » me dit automatiquement une petite voix dans mon cerveau saturé. Ce soir, je vais rêver de panneaux, d’intervalles entre les traits des lignes discontinues et des conditions qui autorisent l’emploi du feu antibrouillard arrière (jamais la nuit quand il fait beau…). « Il manque quelque chose », me dites-vous ? Ah oui, je suppose que vous aimeriez savoir quel a été mon résultat ! N’y comptez pas, car, comme le dit ma tante de Ténès : « Ça t’regarde pas ! ».
[1] Poids Total Autorisé En Charge (Note Du Chroniqueur).