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Le « cygne noir » ou le monde de l’« Extremistan »

Chronique du Blédard / vendredi 15 février 2008 par Akram Belkaïd
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Le trou financier de la Société générale était un événement aussi peu probable qu’inimaginable pour nos esprits trop simplistes et cartésiens. C’est ce que le philosophe Nassim Nicholas Taleb appelle un « cygne noir », le fait extrême qui arrive tout de même… Explications par notre chroniqueur

J’aimerais revenir sur le récent scandale de la fraude au sein de la Société Générale. Que mes amis qui travaillent sur les marchés financiers, et que ma dernière chronique sur les banques a quelque peu heurtés, se rassurent. Je ne vais pas remettre le couvert (quoique..). Mon idée est plutôt de vous faire connaître les réflexions, pour ne pas dire les pensées, d’un personnage de plus en plus influent dans le monde de la finance, mais aussi dans celui des idées et de la philosophie. L’homme s’appelle Nassim Nicholas Taleb, il vit en Grande-Bretagne et c’est à la fois un philosophe, un mathématicien et un financier.

De lui, on dit qu’il est le « penseur de l’incertitude ». C’est son dernier livre, « The Black Swan », autrement dit « le cygne noir », qui peut servir de clé de lecture à certains des événements spectaculaires qu’a connus la planète au cours des dernières années. Qu’est-ce qu’un « cygne noir » ? C’est, affirme Taleb, « tout ce qui nous paraît impossible si nous en croyons notre expérience limitée ». L’expression a du sens. Dans l’hémisphère nord, tous les cygnes sont blancs. A force de les observer, on pourrait conclure qu’il n’en existe pas d’une autre couleur. Et puis, un jour, on prend l’avion pour l’Australie et on découvre, interloqué, que, là-bas, les cygnes sont tous noirs…

Pour mieux préciser les choses, Nassim Nicholas Taleb estime que le « black swan » est un événement qui possède trois caractéristiques. En premier lieu, il s’agit « d’une observation aberrante », car rien, dans le passé, n’a laissé prévoir de façon convaincante et étayé sa possibilité. Qu’un trader lambda puisse faire perdre 5 milliards de dollars à la Société Générale n’a ainsi jamais fait partie des hypothèses plausibles au sein de cette banque qui a longtemps été perçue comme efficace en matière de contrôles internes.

En second lieu, cet événement inattendu a des considérations considérables. « Considérez le grain de poivre et mesurez la force de l’éternuement », dit un proverbe persan. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Jérôme Kerviel, par ses agissements supposés, a mis en branle une mécanique dont on ignore encore toutes les conséquences. Certes, la Société Générale semble décidée à se battre pour continuer à rester indépendante mais personne ne peut affirmer aujourd’hui qu’elle ne sera pas rachetée par l’une de ses concurrentes. Pire, qui peut exclure que d’autres fraudes ne seront pas découvertes dans les prochaines semaines et, de toutes les façons, qui peut affirmer à cent pour cent que la « Soc Gen » se relèvera de ce scandale ?

La troisième et dernière caractéristique est liée à la nature humaine et à notre besoin permanent de rationaliser et de donner de la cohérence au monde et aux événements qui nous entourent. Pour le philosophe, le « cygne noir » est aussi un événement vis-à-vis duquel nous « élaborons toujours après coup des explications qui le font paraître plus prévisible et moins aléatoire » qu’il n’était vraiment. En clair, c’est un événement dont nous cherchons coûte que coûte à gommer le caractère inattendu ou improbable.

A ce sujet, les attentats du 11 septembre sont un exemple parfait. Personne ne les a vus venir, ils ont déclenché une onde de choc qui n’en finit pas de bouleverser la planète, mais tout le monde ou presque affirme aujourd’hui qu’ils étaient prévisibles, voire que l’on pouvait les empêcher. Dans le cas de la Société Générale, on nous explique ici et là que des alertes avaient été lancées par des opérateurs de marché. On insiste aussi sur le fait que des traders indépendants avaient repéré qu’un opérateur jouait gros notamment sur Eurex, le marché allemand de produits dérivés.

Tous ces signes avant-coureurs que les médias énumèrent sont censés nous convaincre que l’on aurait pu détecter la fraude avant qu’elle ne débouche sur la catastrophe que l’on sait. Après coup, cela a le mérite de nous rassurer et il suffit de dire qu’il faudra être plus vigilant à l’avenir pour que cela ne se reproduise plus. C’est une manière commode d’évacuer le fait que l’on ne peut pas toujours prévoir l’imprévisible et qu’il y a des événements dont il faut admettre qu’ils échappent à notre entendement.

Ce qu’il y a d’intéressant dans la réflexion de Nassim Nicholas Taleb c’est qu’il s’en prend à un grand pan de la philosophie classique en critiquant par exemple les platoniciens parce qu’ils ont encouragé l’être humain à préférer « des théories simples à la réalité confuse ».

Au lieu d’élaborer une pensée « probabiliste complexe », nous continuons à voir le monde à l’aune de la courbe de Gauss, c’est-à-dire, quelques rares extrêmes de part et d’autre et une cloche où se concentre la plus grosse moyenne. Or, justement, les « cygnes noirs » sont autant d’événements pour lesquels la courbe de Gauss n’est pas valable. L’occurrence de tremblements de terre, de tsunamis ou de crises financières ne peut se décrire qu’avec des modèles mathématiques plus compliqués que la courbe de Gauss.

En partant de ces constatations, Taleb propose un prolongement intéressant du concept de « cygne noir ». Pour lui, nous ignorons le monde tel qu’il est parce que nous pensons que, grosso modo, nous partageons tous le même quotidien. Or, la réalité, c’est que notre monde est de plus en plus régi par des éléments qui échappent à la courbe de Gauss et que le philosophe qualifie « d’Extremistan » ce qui, en employant une expression triviale, pourrait se résumer par « un monde de toujours plus et d’encore plus ». Les exemples sont légions. Les milliardaires dont le nombre ne cesse d’augmenter quand celui des pauvres est loin de diminuer. Les salaires dans les organisations où le sommet gagne toujours plus quand le reste du personnel voit sa fiche de paie inchangée.

A cet égard, les Banques sont une bonne illustration et les chiffres dont il a été question quand le scandale de la Société Générale a éclaté ne sont que la partie apparente de l’iceberg. La réflexion de Taleb vaut aussi pour les livres. Dans la masse impressionnante d’ouvrages qui sont publiés chaque année, la plus grosse part des ventes va à des best-sellers « qui sont de moins en moins nombreux mais qui se vendent encore mieux ». En littérature comme en finance, il semble bien que c’est la loi de l’Extremistan qui règne désormais.

©Le Quotidien d’Oran


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Forum

  • Le « cygne noir » ou le monde de l’« Extremistan »
    le dimanche 1er mars 2009 à 18:12, Garand Michel a dit :
    J’ai lu ce livre avec grand intérêt, et il m’a permis d’organiser un "savoir" et des intuitions que j’avais concernant notamment la pertinence de l’exploitation de la "courbe de Gauss" pour calculer des probabilités d’occurrence de certains évènements. Son utilisation abusive, parce que tout bonnement elle permet des calculs mathématiques, est manifeste dans les sciences "molles" en particulier, où il est de bon ton de quantifier pour être sérieux. Toutes les prévisions d’évènements complexes, fruits de facteurs multiples et dont certains sont interdépendant, basées sur l’exploitation de la courbe de Gauss sont démenties, un jour ou l’autre, avec des effet "secondaires" qui conduisent en fait à de véritable "sauts" logiques, ruptures. Edgar Morin nous a déjà avertit : l’imprévisible est hautement probable. En dehors des situations de jeux où sont comptabilisés une série d’évènements identiques (tirage de boules noires ou blanches, jeu "pile ou face" etc, où le résultat est codifiable par 0 ou 1, oui ou non, vrai ou faux) il n’est pas sûr qu’il y ait quoique ce soit de "gaussien" dans notre monde. Mais il est toujours possible de "simplifier" un problème pour le résoudre. Mais la solution du problème simplifié (une "caricature" du problème) n’est pas la solution du problème. Admettre une distribution gaussienne, ça simplifie beaucoup, hélas ce faisant, et par construction même, on perd toute possibilité de prévoir le Cygne Noir, ou plutôt, ce qui est pire de l’imaginer possible. Autrement dit l’exploitation de la courbe de Gauss va générer des cygnes noirs. Paradoxalement l’outil dont je me serai servi pour faire mes prévisions, la distribution Gaussienne, sera justement celui qui rendra hautement probable ce que je n’aurai pas pu prévoir, en ce qu’il aura mis hors du champ du prévisible de tels évènements. Gauss, c’est bien pour jouer au Casino, c’est possible pour prévoir des évènements dans un champ où il n’y a pas d’enjeux majeurs même quand des cygnes noirs se présentent, ça devient dangereux, voire irresponsable en toute autre circonstance. Par exemple dans le domaine de la gestion du risque nucléaire. Il faudrait ici pour être plus précis estimer que ce que Taleb qualifie de "médiocristan", le milieu où la courbe de Gauss est une approximation concevable, c’est en fait un ensemble d’évènements qui forment un "groupe" au sens mathématique du terme (groupe de Gallois"). Dans le médiocristan aucun évènement, même rare, même à 3 ou 4 sigmas ou bien plus , ne peut perturber l’ensemble. Deux évènements se combinent ils forment un évènement appartenant à l’ensemble. Il existe un neutre, ou autrement dit un évènement qui en annule potentiellement un autre. Tout ça c’est parfait, mais dans la réalité je subodore qu’il existe peu de groupe de Gallois !!! Dans la réalité il y a des évènements, du type accident nucléaire, dont on imagine mal quel serait l’évènement qui l’annulerait ! Une explosion d’un Million de naissances pour remplacer un million de morts suite à un accident nucléaire, avec dispersion d’une lessive décontaminante et qui absorbe toute la radioactivité sur la zone sinistrée avec restauration de la faune et de la flore ??? Par définition, La courbe de Gauss est symétrique, aucun évènement d’un extrême ne peut par définition la déséquilibrer. L’accident nucléaire majeur ne peut en faire partie, pas plus qu’il ne peut faire partie d’un ensemble d’évènements formant un "groupe de gallois". Les évènements qui appartiennent à un ensemble ayant les propriétés des groupes de Gallois sont répertoriables et prévisibles. Ils peuvent se laisser prévoir avec la courbe de Gauss. Seulement voilà, il y a des évènements qui conduisent à des changements de logiques, à des sauts logiques : des changements de type 2 nous expliquerait Paul Watslawick. Ces changements de type 2 sont pourtant ceux qui sont à l’origine de notre monde. Ce que l’on sait c’est qu’ils auront lieu, lesquels et quand c’est une autre question. Mais avec sagesse Saint-Exupéry nous donne un bon conseil : "l’avenir tu n’as pas à le prévoir, tu as à le préparer". NB Pour en savoir plus sur les liens que je fais et pourquoi avec Paul Watslawick et edgar Morin on peut lire les premières pages du document à l’adresse http://issuu.com/advp/docs/advp_orientation sur le changement et consulter aussi sur wiki http://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Watzlawicket encore http://fr.wikipedia.org/wiki/Edgar_Morin
  • Le « cygne noir » ou le monde de l’« Extremistan »
    le vendredi 7 novembre 2008 à 11:48
    Certes l’on ne peut qu’approuver l’auteur, mais celui-ci, à certains égards, enfonce des portes ouvertes. Les modèles stochastiques et la théorie du chaos semblent plus exhaustifs. L’ouvrage peut être concentré sur quelques dizaines de pages.
  • Le « cygne noir » ou le monde de l’« Extremistan »
    le lundi 20 octobre 2008 à 23:53, Manu de Brest a dit :

    Le livre me semble aller plus loin que l’article ne l’indique. La pensée unique du "tout est prévisible et modélisable" entraîne des comportements de masse dangereux voire suicidaires, comme les guerres, les bulles financieres, les financements du tunel sous la manche par les petits porteurs sûr d’eux ou les emprunts russes, la fusion entre Mercedes Benz et Chrysler.

    Georges Soros disait que la seule chose prévoyable avec la bourse c’est qu’elle continuera à fluctuer. A la reflexion, on en convient facilement, mais cette prévision et cette exclusion des autres prévisions ne trouvent, et ne pourra jamais trouver aucun echo auprès des médias et autres colporteurs d’oppinion. Elle a le défaut que celui qui explique, avoue qu’il ne sait pas et donc n’est pas intéressant à écouter.

    Ne pas savoir ne peut pas être une information intéressante conduit la société à suivre les prédicateurs qui sont nécessairement des usurpateurs puisqu’ils ne peuvent pas considérer qu’ils ne savent pas.

    "A la fin de ma vie, la seule chose que je sais, c’est que je ne sais pas" Chanson de Gabin - 1973

  • Le « cygne noir » ou le monde de l’« Extremistan »
    le dimanche 17 février 2008 à 13:34

    Je connais un juge d’instruction qui a reçu une superbe carte postale, une photo du cygne noir de Landerneau.

    Il s’en vante ?

  • Le « cygne noir » ou le monde de l’« Extremistan »
    le vendredi 15 février 2008 à 13:37, pissefroid a dit :
    Je rappelle ici ce que disait Emile Boutroux "Ce que nous appelons les lois de la nature est l’ensemble des méthodes que nous avons trouvées pour adapter les choses à notre intelligence et les plier à l’accomplissement de nos volontés" de l’idée de loi naturelle. Nous imaginons que nos théories sont la réalité et de temps en temps la réalité nous ramène sur terre.
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