Quand Riou se mettait à la colle : récit des temps anciens, où la vision d’un homard gonflable ne faisait pas encore pleurer.
Il y a des lustres, mieux, des lampadaires, je m’essayais au jazz, et je ne pense pas qu’il m’ait pardonné. Dans les caves de Saint-Germain, où se dissipaient des jeunes gens et le parfum de Boris Vian, je grattais tant mal que mal les cordes d’une contrebasse qui, pourtant, ne m’avait rien fait. Je pratiquais aussi l’art subtil des claquettes, et j’avais besoin de m’entraîner.
Sortant, vers 4 heures du matin, d’un caveau, tel Lazare, j’avise rue de la Huchette un camion garé là. Son plateau, vide et sans ridelles, me tendait ses planches. Jeune et la jambe pleine d’un vif jarret (rien à voir avec Keith), je saute, et paf ! me voilà paralysé, statue de sel relevant d’un miracle de Lourdes. Le camion avait transporté des boules de gui, dont on fait usage pour fabriquer la glu.
Malins, vous allez me souffler : « Abandonne tes chaussures ! » Impossible. Planté au milieu, mis à la colle, je ne pouvais, sans risquer ma peau, franchir le gué de glu. Des pompiers, gens habiles à vous dégriser tout en vous faisant décoller, sont intervenus. Mais l’opération a pris du temps.
Arrivant meurtri et très en retard à mon journal, j’ai expliqué mon drame d’artiste. Il n’a ému personne. Dans cette rude époque, la vision d’un homard gonflable ne faisait pas encore pleurer. Personne n’a prononcé le mot licenciement, mais on m’a contraint, pendant quinze jours, à rédiger toutes les brèves du journal, l’histoire du singe qui s’échappe du zoo et se prend pour Reagan, l’Anglais qui mange des cuisses de grenouilles ou encore 6 000 morts dans une inondation au Bangladesh. La routine du bouche-trou : les colonnes des journaux ont horreur du vide. Ce qui ne saute pas toujours aux yeux.
C’est à propos du licenciement et des prud’hommes que je vous raconte ces sottises. Le licenciement ? Je m’en balançais. Doté d’un solide instinct de conversation, j’étais sûr d’être convaincant à l’oral des prud’hommes. Si j’étais viré aujourd’hui, ce serait une autre chanson : la juridiction paritaire envisage de supprimer la parole pour ne se dérouler qu’à l’écrit. Vous imaginez la besogne ? Comment expliquer en Word mon aventure ? En prévision, je préfère renoncer aux claquettes, qui pourtant me collent à la peau.