Les nombres ont envahi nos vies. Mais quand certains surfent sur les millions, d’autres côtoient l’infiniment petit.
Des milliards, des millions, des mille et des cents, quelques dizaines à peine, voire un ou deux. Rien qu’on ne puisse calculer : le chiffre fait le réel. Deux millions et demi de manifestants floués, deux cent dix millions d’euros pour indemniser un maroufle, six milliards d’Hommes dont un quart sous le seuil de pauvreté (moins de un virgule vingt-cinq dollar par jour). Nos vies, sans cesse pesées, mesurées, ne sont plus que produits, sommes ou différences ; les corps sombrent parmi les statistiques, les âmes se noient dans un océan de nombres, balayées par le tsunami des quotients et des pourcentages.
Cent mille milliards de cellules, quatre-vingt-quatre ans virgule cinq d’espérance de vie, un virgule quatre-vingt-huit enfant chacune : c’est la Française. C’est toi aussi, qui parcourut neuf mille quatre cents kilomètres pour échouer ici, dans ce pays qui se croit de cocagne, loin de la terre familiale et de ceux que tu aimes. Mère de trois garçons tout ronds, leur père de souche, comme ils disent, doit être très occupé là où tu n’es pas. Tu te débrouilles. Huit euros quatre-vingt-six brut font six euros quatre-vingt-quinze net : c’est le salaire d’une heure de travail. Fois vingt-deux la semaine : temps partiel. Moins le loyer, l’électricité, les vêtements, la nourriture pour quatre ventres.
Heureusement, Martin Hirsch a pensé à toi et tu survis, grâce aux allocations : trésor fabuleux, caverne d’Ali Baba, manne providentielle, corne d’abondance qui remplume un peu ton salaire anorexique. Tu n’es à découvert que le dix du mois, si aucun imprévu ne s’invite pour foutre à terre le bel équilibre de ton budget.
Bonheur : ton patron te propose un nouveau contrat, mais toujours à durée déterminée car il ne faut pas trop s’attacher. Quatre heures de travail en plus par semaine, ta paie enfle d’une petite centaine d’euros. Bien sûr, c’est plus compliqué pour s’occuper des enfants, mais ça vaut le coup.
Un matin, tu touches tes faramineuses allocations : horreur ! ils se sont trompés, le compte n’y est pas. Manquent trois cents euros : un gouffre. Tu te précipites sur ton téléphone. Non, pas d’erreur. « C’est comme ça qu’on calcule », répond la dame de la CAF. C’est comme ça, un effet de seuil : trois cents euros d’allocs en moins pour cent euros de salaire en plus. Ton nouveau contrat amoche salement tes finances : désormais, tu travailleras plus pour gagner moins.
Mais tu n’es pas seule. Tu fais partie des deux millions de travailleurs pauvres, des quatre à huit millions d’indigents que compte la fière patrie au coq. Autant de bienheureux, si l’on en croit des savants de Princeton, dont les recherches prouvent, de manière toute scientifique, que l’argent ne fait pas le bonheur. Pauvre Nanard avec tous les millions qui lui tombent dessus, on ne voudrait vraiment pas être à sa place. Cruelle justice.
On se croirait revenu au bon vieux temps de la Pravda !
Les posts élogieux sont mis en exergue. Les posts plus critiques sont mis à la poubelle.
Bravo Bakchcich pour cette leçon de liberté d’expression !
Vous devriez fermer votre grande bouche en la matière. Vous n’avez de leçon à donner à personne.
Bakchich / Gouvernement = même combat !
Ah Juliette ! Votre prose est un enchantement. C’est du Mirbeau coloré de Stefan Zweig. Bakchich devrait vous payer des millions pour ces quelques centaines de signes ou de mots qui décrivent si justement le gouffre insondable (en milliers de kilomètres sans doute), qui nous sépare de ces extraterrestres du pognon et du pouvoir.
Ce sont bien là les mille et une petites tracasseries quotidiennes qui nous maintiennent à fond de cale pendant que la haut, sur le pont supérieur du Titanic, le Grand Orchestre de la Finance continue de jouer pour eux…