Un ami originaire de la vallée de la Soummam possède un restaurant dans le centre de la France. Comme ses cousins de la région parisienne, il peut raconter des dizaines d’anecdotes à propos des brimades que lui inflige l’administration ainsi qu’à propos de l’envie que sa réussite peut faire naître chez monsieur Dupont. Contrôles, redressements, lettres anonymes de dénonciation à son encontre - comme par exemple des accusations de recours à des travailleurs au noir - font partie de son quotidien. Cet ami s’est d’ailleurs forgé son propre vocabulaire pour désigner l’une des méthodes qu’il utilise pour faire cesser ces tracas. Quand les gendarmes multiplient les visites pour des motifs futiles, quand les services d’hygiène deviennent par trop tatillons ou quand encore, les représentants de l’appareil fiscal sont trop entreprenants, il a une arme miracle : « Je les couscousse », me dit-il, ce qui signifie « couscous pour tout le monde, vin compris, c’est le patron qui régale ».
Le « couscoussage » n’est pas une arme infaillible mais, selon cet ami, elle a le mérite d’éliminer les deux tiers des désagréments. Cette passion pour la nourriture « gratos », surtout quand vins et alcools sont en prime, est d’ailleurs un péché mignon assez répandu dans l’Hexagone. Un péché parfois à l’origine de bien honteux renoncements.
Il y a quelques années, une entreprise s’est mise en grève parce que l’un de ses dirigeants venait d’être renvoyé manu militari, sans aucune explication ni argument si ce n’est son refus de plier devant la bêtise de ses supérieurs voire de ses actionnaires. La crise a duré une semaine, puis les uns et les autres, résignés, ont repris le chemin du travail. Quelques jours plus tard, m’a raconté l’un des syndicalistes les plus en pointe dans la contestation, la nouvelle direction a organisé « un pot ». Au menu charcuteries et spécialités alsaciennes : « Tout le monde ou presque y est allé comme si de rien n’était. La grève était oubliée alors que les affaires du dirigeant viré étaient encore en tas sur son bureau », me précise avec indignation ce syndicaliste.
Pour en revenir au « couscoussage », il faut aussi confier que c’est une méthode très employée dans la presse. Les gouvernements ou les entreprises invitent régulièrement des journalistes, tous frais payés. Bien entendu, il y a « couscoussage » et « couscoussage », certains étant plus fins et plus intelligents que d’autres. Dans le meilleur des cas, le journaliste n’a aucune contrainte en matière d’écriture mais c’est toujours difficile de mordre une main qui vous a (bien) nourri. D’autres « couscousseurs » sont de vrais idiots qui ne sont satisfaits que lorsque l’article (gentil) a été enfin publié.
Est-ce que l’Algérie officielle a recours au « couscoussage » en France ? C’est rare et c’est souvent, allez savoir pourquoi, contre-productif. Il y a quelques années, me sont ainsi revenus les récits d’une équipée de la presse française dans le désert algérien. Si l’idée était de rendre le pays attractif, ce fut visiblement raté au regard de ce qui m’a été rapporté. Tel grand éditorialiste s’est répandu dans le Tout-Paris en évoquant « l’incompétence congénitale des Algériens à développer le tourisme » tandis que d’autres « vedettes » du paysage audiovisuel français (paf) se sont indignées de ne pas avoir été traitées comme leur rang le commandait.
Cela étant, de vous à moi, l’Algérie et le « couscoussage » n’ont jamais fait bon ménage. On ne sait pas faire, on s’énerve vite et si l’invité râle un peu trop, qu’il soit acteur ou chanteur, on lui flanque le plateau du petit-déjeuner (avec de la margarine car « macache » le beurre) sur la figure. Et puis, à quoi bon « couscousser » quand le baril s’approche des 80 dollars et que le monde entier est à vos pieds pour avoir sa part du gâteau ? Cette rente permet de se croire invincible, de mépriser les actions de lobbying (qui sont pourtant la clé du monde moderne) et de commettre des impairs stratégiques comme lorsque l’entourage d’un ministre très influent de la cinquième République a sollicité l’Algérie pour qu’il puisse y passer sa convalescence et qu’il n’a jamais reçu de réponse. Le ministre en question en fut quitte pour passer plusieurs semaines dans un magnifique hôtel au pied de l’Atlas où le Palais royal marocain sait si bien traiter ceux dont il entend faire ses obligés.
Car le champion toutes catégories du « couscoussage », c’est bien notre voisin marocain. Nulle corruption ni pots-de-vin, mais un savoir-faire au service d’un pays afin que son image soit en permanence défendue dans les médias et les milieux d’affaires. Le système d’influence marocain mériterait à lui tout seul une thèse tant il est efficace en Occident et particulièrement en France (mettons de côté l’Espagne pour des raisons historiques évidentes).
La méthode est simple. Tout leader d’opinion, tout patron bien en vue est initié aux charmes (réels) des riads, des mets raffinés (aaah le tagine et la pastilla !) et des randonnées dans l’Atlas. A partir de là, se crée ce que l’on pourrait qualifier de dépendance positive. Et c’est ainsi que votre serviteur s’est entendu dire par un grand patron du CAC 40 qu’il se sentait plus en sécurité au Maroc qu’en France. Se sentir bien dans un pays est une chose, y investir en est une autre. Nombre de pays qui ont dépensé des millions d’euros en campagne d’image le savent mais, dans le cas du Maroc, ça marche.
Et pour bien comprendre comment fonctionne le « taginage », il faut lire le dernier livre du journaliste Jean-Pierre Tuquoi [1]. Jadis persona non grata en Algérie, accusé aujourd’hui par le Makhzen d’être à la solde des Algériens, ce confrère relève notamment qu’alors « que le royaume est un partenaire économique mineur et un acteur déclinant sur la scène internationale, il reste une sorte de lieu de pèlerinage obligé pour les membres du gouvernement [français], quelle que soit d’ailleurs la couleur politique de ce dernier ». Cela explique en partie la bonne image du Maroc en France car, à coup sûr, le « taginage » surclasse, et de loin, le « couscoussage ».
[1] Majesté, je dois beaucoup à votre père. France-Maroc, une affaire de famille, Albin-Michel, mars 2006. 17,5 euros.