Deuxième volet de notre série sur l’ingérence de la Central Intelligence Agency dans les affaires françaises depuis 60 ans : quand la CIA espionnait l’extrême gauche trotskiste, du côté de Krivine. Extraits exclusifs du livre du journaliste Frédéric Charpier "La CIA en France" (Le Seuil), sortie le 10 janvier.
1967. Paris est en ébullition. La guerre du Vietnam attise la contestation et l’activisme anti-américain. La CIA craint les mouvements « anti-impérialistes » qu’elle connaît mal. Pour y voir plus clair, elle demande l’aide des services français. Avec leur appui, ses agents se font passer pour des journalistes d’une radio américaine, Radio Liberty, dont le bureau parisien est codirigée par un des leurs, Robert Ehlers. Objectif : sonder les dirigeants de groupes trostkistes, tels que Alain Krivine (aujourd’hui toujours dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire) et Henri Weber (devenu sénateur socialiste).
« Pour la CIA et les services français, Paris pourrait être devenu une plaque-tournante des mouvements anti-impérialistes, d’où leur volonté de mieux les connaître. D’autant que ces dernières années, de nouvelles têtes sont apparues dans les état-majors des groupuscules. Sur ces nouveaux dirigeants, la CIA et les services français manquent d’informations.
Depuis septembre 1967, au cinquième étage de l’ambassade américaine, la CIA s’efforce donc de se renseigner et s’emploie à étayer ses dossiers en les mettant à jour. De son côté, le labor attaché de l’ambassade sollicite dans les dîners en ville quelques-uns de ses contacts. L’un d’eux occupe un poste de rédacteur en chef dans une grande agence de presse française. C’est un trotskiste, certes alors en roue libre, mais qui a conservé des rapports étroits avec ses anciens camarades. Mais, ni ces repas, ni les échanges de notes et de documentation entre services ne suffisent à éclaircir la question qui préoccupe Langley (siège de la CIA en Virginie).
Un dîner offert par Robert Ehlers (directeur adjoint à Radio Liberty) en novembre 1967 à l’un de ses contacts dans les services français (au ministère de l’intérieur)va enfin permettre à la CIA d’approfondir ses connaissances sur l’extrême gauche française. Ce dernier passe pour un des meilleurs spécialistes de l’extrême gauche.
Lors du repas, cet agent français, que l’on appellera « M. » soumet alors une idée à Ehlers, qu’il connaît puisque sa femme collabore en tant que journaliste à Radio Liberty. M. s’applique depuis déjà des années à mettre en fiches les dirigeants de l’extrême gauche française, en particulier ceux de la JCR (Jeunes communiste révolutionnaire) d’obédience trotskiste, sans doute les plus remuants, qu’il a également placés sur table d’écoute.
Afin de mieux cerner la personnalité de ces nouveaux responsables, M. suggère d’entrer en contact avec eux en usant d’un stratagème qui reste encore à définir. Ehlers se montre enthousiaste. A-t-il une idée de la façon dont il pourrait atteindre cet objectif ? M. propose d’utiliser son épouse comme appât. Se présentant comme l’envoyée spéciale d’un journal américain de second plan, voire fictif, elle effectuera des interviews réalisées dans un local à l’avance sonorisé pour que les entretiens soient enregistrés.
Robert Ehlers réfléchit, retourne le problème dans tous les sens, puis accepte finalement qu’une de ses journalistes prête son concours à l’opération. Evidemment, chaque service aura copie des bandes. Entre amis, cela va de soi. Officiellement, bien sûr, cette opération n’existe pas.
Reste alors à établir une liste de cibles. Quels jeunes révolutionnaires faut-il interroger en priorité ? Cette fois, M. prend quelques jours pour réfléchir, avant d’arrêter son choix sur Alain Krivine, Henri Weber, Daniel Bensaïd, tous trois membres de la direction de la JCR, et Charles Berg, dirigeant de Révoltes, un autre groupe trotskiste.
Contactés, tous les quatre acceptent de rencontrer la journaliste américaine de Radio Liberty (…) Une fois les contacts pris, M. rédige dans les jours qui suivent un long questionnaire que la journaliste utilisera comme pense-bête.
Seuls Henri Weber et Alain Krivine acceptent de se rendre dans l’appartement truffé de micros du XIXème arrondissement de Paris, où auront lieu les entretiens. Pour les autres, la journaliste devra se déplacer et utiliser un magnétophone. Anisi Charles Berg la reçoit dans le local de son groupe Révoltes, à l’abri d’une porte blindée.
Les entretiens s’étalent sur plusieurs semaines. M. a ajouté à sa liste le dirigeant du PC Jacques Duclos, qui a aussitôt accepté de rencontrer la journaliste.
Peu à peu, les heures d’enregistrement s’accumulent sur bandes magnétiques. Début 1968, M. n’a plus qu’à les décrypter. Dans son bureau de la rue des Saussaies, où il dispose d’un magnétophone dont il se sert habituellement pour les écoutes téléphoniques, il se met au travail. Il s’agit maintenant d’exploiter cette abondante matière, d’isoler les analyse politiques des éléments à caractère personnel ou actuel.
Quelques temps plus tard, M. a de quoi esquisser les portraits des dirigeants interviewés et mieux évaluer leur personnalité afin d’en tirer éventuellement des enseignements pratiques. Son travail d’analyse et de déchiffrage sera utilisé par d’autres (…)
Finalement, il n’a pas été établi que Paris sert de base arrière à la Tricontinentale et qu’il abrite des appareils clandestins. Les services considèrent que la capitale française doit rester sous surveillance. Mai 68, que M. et son service ont prédit dans plusieurs notes, le rôle supposé de certains agitateurs cubains en maraude au Quartier Latin lors des événements, l’installation de divers mouvements révolutionnaires en exil à Paris et le soutien que les trotskistes apportent aux déserteurs de l’armée américaine vont renforcer la collaboration entre services français et américains. »
©Editions du Seuil, 2008.
Demain la suite des aventures de la CIA en France, quand elle voulait le peau de Régis Debray.
Retrouvez le premier volet de ces aventures, paru dans Bakchich, le 8/1/07 :