Paris, presque midi. Des rafales de vent précèdent les orages annoncés. Dans quelques heures, les bourrasques vont déferler sur l’Ile-de-France, déracinant marronniers et réverbères. Mais, pour le moment, il y a du monde dans la rue et les gens se pressent aux étals du marché dominical. On tire son chariot, on attend son tour, on peste contre la cohue, on passe et repasse devant le poissonnier, attendant qu’il baisse ses prix avant de tout remballer.
Une vielle dame apostrophe un marchand de fruits et légumes. « Je vous avais bien dit qu’il gagnerait, non ? Vous me devez une barquette de fraises ! Je vais en manger tout à l’heure avec de la crème fraîche bien grasse, ça me fera oublier cette cochonnerie ! Pauvre France ! ». Elle parle à voix haute et avec jubilation. On sent que la provocation ne lui fait pas peur. Des gens se retournent, sourires amusés ou moues méprisantes. Le vendeur rit franchement. Il lui tend même deux barquettes de fraises corses. « Allez, dit-il, je vous en donne deux, comme ça vous prendrez de l’avance sur les législatives ! »
C’est un bledard, enfant de Boufarik, qui fait partie de la France qui se lève tôt car, six jours sur sept, il est avant l’aube aux halles de Rungis. « Elles sont arrivées », me dit-il d’un air complice alors que la vieille s’éloigne en dodelinant. « Je t’en ai mis trois kilos de côté. Tu verras, c’est du miel ». Il me tend un sac en papier d’où débordent de grosses nèfles à la peau jaune orangée. « Avec toi, s’esclaffe-t-il, c’est la première fois que j’en vends autant d’un seul coup ».
Un couple - la trentaine, pantalon de toile beige au pli impeccable, mocassins bordeaux, pull marine et parka Barbour au col levé - est intrigué. Madame et monsieur, lèvres un peu pincées, mais visage tout de même engageant, ne connaissent pas ces fruits. « Tu vois, me dit-il, c’est presque toujours comme ça. Il n’y a que les gens qui viennent du Sud qui en achètent ». Nous jouons alors aux devinettes. Les réponses sont amusantes. « Fruit de la passion ? ». Non. « Un gros litchi ? ». Perdu. « Un mélange de pomme et de poire ? ». Non plus. « Langue au chat, alors ».
L’ami de Blida triomphe. « C’est des nèfles ! Il y en a plein comme ça en Algérie. On en fait des confitures, de la gelée, de la limonade et on cuisine même avec ». Monsieur est impressionné mais madame ne rend pas les armes facilement. Elle affirme que les nèfles n’ont rien à voir avec ce fruit, qu’elles n’ont pas la même couleur, qu’elles poussent en hiver, qu’elle en mangeait plus jeune « au pensionnat » et que c’était même un peu écoeurant parce qu’il fallait d’abord attendre « qu’elles blettissent », comprendre qu’elles pourrissent un peu.
Inutile de vous dire que nous l’avons copieusement enguirlandée et nos protestations n’ont cessé que lorsqu’elle a accepté de goûter un fruit bien doré et reconnu que c’était délicieux. Mais je me dois d’être honnête. Elle n’avait pas tort de protester même si nous avions raison aussi. En fait, après recherches, il s’avère que la nèfle qui fait la fierté des Maghrébins et des Espagnols, s’appelle nèfle du Japon ou bibasse. Quant à la nèfle française, surnommée aussi « c.. de chienne », elle a pratiquement disparu des étals (il paraît que quelques frapadingues du « bio » en consomment encore).
Le lendemain, j’ai continué le jeu des devinettes. Sur quinze collègues interrogés, un seul connaissait notre nèfle, m’avouant en avoir goûté, il y a quelques années, à Séville. Pour tout vous dire, j’ai trouvé la chose rassurante. Cela signifie que la mondialisation ne triomphe pas partout, qu’il reste encore, pour les uns et les autres, des saveurs à découvrir.
Allez, soyons grandiloquents : la nèfle, c’est un symbole de la résistance à l’uniformisation des goûts. Ce fruit, qui échappe à toute standardisation, ne peut être transporté sur de longues distances sans s’avarier et il supporte très mal les chambres froides. Dans un monde globalisé où l’on mange du raisin du Chili à Marseille, la nèfle, c’est du local…
C’est aussi l’emblème du Sud (qui ne s’est pas agrippé, une fois dans sa vie, à une branche noueuse pour chiper l’un de ces petits soleils gorgés de jus n’est pas Méditerranéen…). Pour moi, ce fruit, c’est surtout un jardin à Koléa, ville des nèfles et des grenadiers, porte d’entrée de la Mitidja. C’est aussi, et cela va vous paraître étonnant, le baccalauréat et le souvenir d’un ragoût d’agneau aux nèfles, cuisiné par une grande spécialiste de littérature maghrébine (que les initiés reconnaîtront) et avalé avec voracité après une longue et épuisante épreuve de mathématiques.
La nèfle, c’est aussi ce qui nous reste de l’Andalousie, où, chaque année et en de multiples endroits (surtout du côté de Malaga), a lieu le « dia del nispero », ou jour de la nèfle dont une variété, allez savoir pourquoi, s’appelle « argelino ». Et, je ne plaisante pas, il existe même des universitaires très sérieux qui ont travaillé sur la nèfle dans l’œuvre de Cervantès (ainsi ce passage où Sancho affirme que lui et son maître, « mangent à leur soûl, des glands et des nèfles ») !
Cela étant, il est difficile de convaincre les Parisiens de consommer des nèfles. D’abord, parce que les fruits ne sont pas à la portée de toutes les bourses (exception faite des pommes et des bananes). C’est le résultat de la politique agricole commune, la fameuse PAC de l’Union européenne, qui accorde plus de subventions aux viandes, céréales, huiles et laitages et qui néglige quelque peu les fruits et les légumes (c’est pour cela que la PAC est accusée aujourd’hui de favoriser l’obésité en Europe).
Ensuite, il y a toujours un peu d’amusement quand on prononce le mot nèfle. « Des nèfles… », répète en souriant l’interlocuteur qui, sans connaître le fruit, fait le lien avec cette expression populaire qui signifie « rien » ou « makache ». Dire « mangez des nèfles », revient donc à inciter à avaler du vide, un peu à l’image de la com’ politique du moment… Il y a d’ailleurs une étonnante analogie avec l’arabe maghrébin où la nèfle se dit « m’zah », ce qui veut dire aussi « une plaisanterie » (« yemzah » ou « il plaisante », pour ne pas écrire autre chose de moins correct). Voilà qui est dit. Mais ne vous privez pas, mangez des nèfles car leur temps va vite se terminer. Quant à moi, il faut que je vous laisse, j’ai des confitures à faire…
Cet après-midi nous avons cueilli des nèfles dans notre petit bout de jardin, près de Paris. M’agrippant aux branches pour les ramasser avec délicatesse, je m’émerveillais de leur beauté et me rappelais le pays de mon enfance, Tunis. Année après année, j’allais chez ma petite voisine pour chaparder avec elle ces fruits délicieux. Nous grimpions dans le mandarinier qui surplombait le jardin d’à côté. Les voisins semblaient préférer nos mandarines. Nous ne comprenions pas mais cela n’avait pas d’importance. Jamais je n’ai mangé de nèfles aussi bonnes, aussi belles. Nous mangions du soleil, de la douceur.
Mon mari et moi avons laissé quelques nèfles sur notre arbre pour régaler le regard de nos voisins qui demandent invariablement : "Quel est cet arbre ?". Puis : "Est-ce bon ?". Sarkozy passera mais la beauté restera. Et comme dit Dostoiewski : "La beauté sauvera le monde". Les nèfles, les mechmechs et tous ces fruits couleur de soleil sont là pour le plaisir du partage, pour la gratuité de l’amitié. Nous en avons tous tant besoin.
UN grand olivier qui produit des kilos d’olives, ce néflier, du romarin, du jasmin, des roses peuplent nos 50 m2 de jardin. Ils peuplent notre coeur. Ils nous rappelent à la fraternité avec ceux de ces pays où nous sommes nés, de l’autre côté de la méditerranée.
A tous, tous mes voeux.
Nicolle