Dans le roman « Le soleil des Scorta » de Laurent Gaudé (prix Goncourt 2004), qui raconte le destin singulier d’une famille pauvre du sud de l’Italie, l’un des personnages s’interroge sur ce que fut le meilleur souvenir de son existence et réalise, avec tristesse, que ce fut un jour de « Pancia piena », c’est-à-dire de panse bien remplie après un banquet familial où les convives « avaient le ventre plein, les doigts sales, les chemises tachées et le front en sueur » mais où, surtout, « ils étaient béats », ayant joui, « ensemble, d’un peu de vie. »
« Que dirais-tu d’un homme, demande ainsi ce personnage à son frère, qui, au terme de sa vie, déclarerait que le jour le plus heureux de son existence fut celui d’un repas ? Est-ce qu’il n’y a pas de joies plus grandes dans la vie d’un homme ? N’est-ce pas le signe d’une vie misérable ? » Toujours dans ce même roman, et toujours à propos du banquet, l’auteur a aussi cette belle phrase : « Longtemps, l’odeur chaude et puissante du laurier grillé resta, pour eux [les Scorta présents au repas], l’odeur du bonheur. »
J’ai repensé à ce roman et à ce passage sur « l’odeur du laurier » en lisant le supplément de Courrier International consacré au bonheur [1]. Les articles sélectionnés par l’hebdomadaire français montrent de manière passionnante comment ce thème est aujourd’hui omniprésent en Occident, à tel point que même les économistes sont de la partie pour essayer de théoriser ce qui, outre les revenus, peut déterminer le bien-être d’un individu voire d’une population. Pour ces experts, dont l’économiste Richard Layard, le bonheur doit être considéré comme un objectif politique prioritaire qui passe avant la croissance du PIB et la prospérité économique [2]… Et de prédire dans la foulée, que le « bien-être général » sera le concept du XXI° siècle.
Il y a plusieurs conclusions que l’on peut tirer de cette lecture mais il y en a une qui est indiscutable : l’Occident est malheureux. Pire, il a l’air gravement atteint. Non, ne souriez pas, c’est très sérieux. Il suffit, pour s’en convaincre, de savoir que de nombreux livres consacrés à l’apprentissage du bonheur – et à sa transmission - sont de véritables best-sellers. Certains de ces ouvrages sont des sommes savantes écrites par des psychologues ou des psychanalystes tandis que d’autres, parfois rédigés par les mêmes, sont des attrape-nigauds du style « être heureux en 20 leçons » mais, ce qui importe, c’est qu’ils rencontrent un public sans cesse élargi et très demandeur.
Il faut savoir aussi que cette quête du bonheur est accompagnée par l’émergence d’une nouvelle discipline appelée « psychologie positive » laquelle « promet de transformer les petits plaisirs humains en un profond état de bien-être. » Inspirée, entre autre, du bouddhisme, elle est enseignée dans des universités et déjà appliquée dans des écoles primaires aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne ou en Australie.
Comme le souligne l’un des articles de « Courrier », cette réalité heurte donc de manière frontale l’idée selon laquelle les Occidentaux baigneraient dans un bonheur que leur envierait le reste de la planète. L’image est en effet paradoxale. D’un côté, une consommation d’anti-dépresseurs qui vole de records en records et, de l’autre, des médias télévisés et des hommes politiques américains, britanniques ou français (suivez mon regard…) qui ne cessent de nous imposer le culte de la « positive attitude » et qui érigent en principe d’airain l’interdiction de se plaindre et de pleurer publiquement sur ses malheurs (les plus faibles, les plus vulnérables, sont priés de la boucler).
Bien entendu, en lisant ce dossier, j’ai immédiatement pensé au monde arabe où, poésie mise à part, le terme bonheur est rarement employé. À y regarder de près, on se rend compte que nous ne le prononçons presque jamais à moins d’habiter Bou-Saâda ((je sais, le jeu de mots est facile). On en parle surtout au passé, quand il s’agit d’évoquer des moments que nombre d’entre-nous n’ont pas connu comme la nationalisation du canal de Suez, les jours de juillet 1962 ou un concert d’Oum-Kaltoum. Et dans ce cas, il arrive souvent que l’on confonde allégresse et euphories passagères avec le bonheur.
Les plus optimistes d’entre nous réservent ce mot pour l’avenir en espérant que, demain peut-être, la démocratie, la justice et le respect des droits de la personne humaine seront enfin au rendez-vous et élevés au rang d’acquis inviolables. Mais, en attendant, selon des expressions relevées dans la presse algérienne, on a le bonheur d’entendre l’eau arriver dans les conduites, d’obtenir son passeport, d’échapper à une fusillade, de s’acheter enfin une voiture ou d’être sélectionné à Alhane wa Chabbab…
C’est pour cela que je ne suis pas sûr que les Arabes souscrivent à l’idée que l’Occident est malheureux même s’ils en dénoncent souvent le matérialisme et le manque de spiritualité. Il faut dire que dans des pays où l’arbitraire règne à tous les étages de la société, où c’est la survie au quotidien qui prime, où c’est l’occupant qui décide de qui travaille et qui doit rester dans sa cage, où il faut encenser le zaïm et sa belle-famille sous peine d’être embastillé, il est évident que les questions existentielles des Occidentaux à propos du bonheur paraissent ridicules voire obscènes. Et pourtant…
Cette souffrance n’est pas feinte même si elle peut paraître le fait d’enfants gâtés. Et c’est ce que nos chantres du libéralisme débridé devraient méditer au lieu de s’employer à singer les apôtres (il n’en reste d’ailleurs plus beaucoup) du consensus de Washington. La croissance économique, le progrès technique et l’amélioration du statut matériel ne procurent qu’un bref bonheur, car très vite, l’être humain juge sa situation à l’aune de ceux qui l’entourent et pas de sa situation passée. Cela signifie peut-être que le bonheur n’est pas simplement une affaire de logements et d’autoroutes nouvelles à construire mais qu’il peut dépendre aussi de la réflexion autour des valeurs communes d’une société. Et cela mérite bien de faire partie du débat public quotidien y compris chez les peuples contraints.
Paru dans Le Quotidien d’Oran du 16 août
[1] Alors, Heureux ? Pourquoi nous sommes obsédés par le Bonheur
[2] Auteur de l’ouvrage "Le prix du bonheur : Leçons d’une science nouvelle, Armand Colin 2007"