L’un des collaborateurs occasionnels de « Bakchich » vit des moments pénibles. Le lundi 18 février, après bien des reports, vient en appel le procès qui oppose François Ruffin (journaliste) à M. Nourrédine Gaham, ancien dirigeant de la First, société de gardiennage et de sécurité. Gérard Mordillat, romancier, cinéaste, a décidé de le soutenir.
Rappelons les faits.
Ils sont si stupéfiants qu’ils ont l’air d’une farce.
En 2005, François Ruffin publie « Quartier nord » (Fayard), une longue enquête sur le quartier nord d’Amiens, saluée tant par la critique (le Monde, Témoignage chrétien, Alternatives économiques, le Canard enchaîné, etc) que par des sociologues (Olivier Schwartz, Jean Copans etc.), et des écrivains (Didier Daeninckx, Frédéric Pagès, etc).
Tous louent la profonde honnêteté de la démarche, sa rigueur, son style, l’originalité de son approche qui n’est pas sans rappeler celle de James Agee dans « Louons maintenant les grands hommes », ce livre majeur sur les métayers blancs plus pauvres que les noirs, victimes de la crise de 29 .
Sur les cinq cent dix-sept pages du livre de Ruffin, une quinzaine sont consacrées aux émeutes qui eurent lieu en 1991 et auxquelles les membres de la First (qui apparaît dans le texte sous le nom de « Premium ») ne seraient pas étrangers. A la publication du livre, M. Gaham, ancien directeur de la First, se reconnaît sous le pseudonyme de « Garbi » (aucun des protagonistes de cette histoire n’apparaît sous sa véritable identité) et lance alors une campagne contre François Ruffin, soutenu à la fois par certains membres de la communauté musulmane et par la mairie, dont l’adjoint au maire, Hubert Delarue, devient l’avocat du plaignant dans cette procédure judiciaire.
J’ai parlé de farce, nous y voilà.
François Ruffin, outre ses articles au Monde diplomatique, sa collaboration à Bakchich.info et sa participation à l’émission de Daniel Mermet « Là bas si j’y suis », est aussi le rédacteur en chef de « Fakir » un journal d’information publié à Amiens et enquêtant sur ce que préfère ignorer le Courrier Picard (le journal local). Le « Fakir » enquête sur le réel, c’est à dire sur ce qui ne va pas à Amiens. Le « Fakir » dérange, le « Fakir » gêne, le « Fakir » pique où ça fait mal et les pointes acérées de ses articles tourmentent le fondement de M. de Robien (maire d’Amiens) et des siens.
Il s’agit donc de le faire taire, et la plainte contre François Ruffin (qui a perdu en première instance) est un de ces coups de billard juridique qui, sous un faux prétexte, permet de régler son compte (en vidant les siens !) à un homme qu’il faut éliminer.
C’est là que la farce ne fait plus rire.
Pour combattre François Ruffin, tous les moyens sont bons, les plus crapuleux, les plus répugnants, les plus nauséabonds. En décrivant le rôle de la First (et de ses sbires) François Ruffin aurait « insulté la religion musulmane », il aurait prétendu que « les harkis sont des pédophiles » et les maghrébines « des salopes » etc.
Le Courrier Picard se fera un devoir, peut-être même un plaisir, de publier plusieurs déclarations de M. Gaham photographié avec son avocat ; des menaces seront proférées contre quiconque voudrait inviter François Ruffin à parler publiquement de son livre ou à le dédicacer et, plus tard contre quiconque voudrait témoigner en sa faveur ; la rumeur, les ragots, la calomnie prolifèrent. Bref, comme disait La Fontaine : « qui veut noyer son chien l’accuse de la rage »… Et l’accuse d’autant plus facilement que, dans un souci d’apaisement, pour ne pas mettre d’huile sur le feu, François Ruffin s’abstient de toute réponse, voire de toute protestation contre ces agissements.
Personne ne peut être dupe de l’instrumentalisation et des manœuvres de M. Gaham (qui se présente dans le Nouvel Observateur comme « un ancien chef de bande reconverti », qui recrutait « d’anciens délinquants repentis ») venant opportunément appuyer les ambitions électorales de M. de Robien, à un mois des municipales.
Alors que les implications locales sont manifestes, le procès en appel ne sera pas « dépaysé » et c’est à Amiens, devant le tribunal d’Amiens, que l’avocat, adjoint au maire d’Amiens, présentera les requêtes de M. Gaham ex directeur de la First d’Amiens, dont les anciens employés ont été recasés comme policiers municipaux d’Amiens, vigiles dans les établissements publics d’Amiens, surveillants de baignades…
C’est donc à Amiens que la Justice aura à faire preuve de son indépendance et récusera la farce qui lui réserve un rôle indigne d’elle.
Soyons certains qu’elle le fera : car les ficelles sont trop grosses, car les motifs sont trop faibles (le rôle de la First et de M. Gaham dans les émeutes de 91 sont de notoriété publique), car le travail de François Ruffin témoigne – pour qui prend le temps de lire son livre – du profond respect qu’il éprouve pour ceux qu’il décrit, de son empathie avec les habitants du quartier nord, de sa mesure dans la description des faits, de son scrupule à toujours aborder l’histoire dans sa complexité et ne jamais la réduire à une interprétation univoque.
Dans ce procès, ce n’est pas la liberté de la presse qui est en cause (ou alors indirectement, dans cette volonté de réduire « Fakir » au silence) mais bien plus gravement la liberté d’expression tout court. François Ruffin n’a pas publié un article dans un journal, il n’a pas agi en tant que journaliste, il a publié un livre, fruit de deux ans d’enquête, un livre où il est tout entier, en tant qu’auteur, en tant qu’écrivain, en tant qu’historien des luttes sociales au tournant des années 90, à Amiens et ailleurs. Dans « Quartier nord », les personnes ne l’intéressent pas en tant qu’individus, pas plus que les événements en tant qu’événements locaux. Ils sont les points d’appui de sa réflexion, de ses analyses qui valent autant pour Amiens qu’au plan national. Amiens est un symptôme et un exemple. Et il n’y a que M. Gaham et ceux qui le manipulent pour se reconnaître dans « Garbi » et reconnaître la First dans « Premium ».
François Ruffin aurait pu écrire un roman et nul n’aurait pu lui contester d’ancrer ses personnages sur des situations réelles – ou alors c’est toute l’histoire de la littérature qu’il faut mettre au tribunal ! Il ne l’a pas fait, préférant l’âpre chemin de la narration documentaire, peut-être justement pour nous faire sentir par le récit que ce qui est en jeu ici n’est pas la réputation de tel ou tel, voire la carrière de tel ou tel, mais bien la vie des habitants du quartier nord, avec ses souffrances, avec ses grandeurs. Pour nous les faire partager, avec talent, avec humanité.
Je ne veux pas croire que cette générosité puisse être condamnée.
Gérard Mordillat