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LUTTES / CHRONIQUE DU BLÉDARD

Une histoire de canapé

Chronique du Blédard / mercredi 23 août 2006 par Akram Belkaïd
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C’est une publicité que j’ai toujours trouvé idiote, ou en tous les cas peu crédible. On y voit une femme éclater en sanglot sous le regard désolé de son mari parce que des déménageurs au visage fermé emportent sa vieille machine à laver ou sa cuisinière, je ne sais plus. Mais, finalement, je viens de changer d’avis après avoir assisté à une scène étrange au pied d’un immeuble de ma rue.

Ce matin-là, je suis sorti tôt, à l’heure où les vacanciers dorment encore, et, quelques mètres plus loin, j’ai été surpris de tomber sur une querelle qui avait déjà attiré quelques badauds auxquels, évidemment, je me suis joint. L’algarade opposait un concierge et un homme dont je savais, pour l’avoir souvent croisé, qu’il habitait lui aussi le quartier.

« - Vous n’avez pas le droit de déposer votre merde devant mon immeuble, hurlait le concierge, un gros Portugais aux avant-bras noueux et à la mine toujours renfrognée. Chui pas votre esclave !
- D’abord, je vous prierai d’être poli et ensuite je vous répète que j’ai l’autorisation, répliquait l’autre avec calme en nous prenant à témoin. » C’était un homme squelettique d’une cinquantaine d’année, le crâne dégarni et des poches sombres sous les yeux. Il était en short et mocassins et son maillot de corps trempé indiquait qu’il venait de fournir un gros effort. « - Rien à faire de votre autorisation. Cette merde n’a rien à faire ici. J’ai pas envie d’avoir une amende. Allez jeter votre gourbi (sic) ailleurs ou sinon, c’est moi qui vais la mettre au milieu de la rue. »

L’objet du litige en question n’avait rien à voir avec les déjections canines qui embellissent en permanence les trottoirs de Paris. Il s’agissait simplement d’un canapé avec matelas que l’on appelle habituellement un « clic-clac » en référence au bruit que l’on entend lorsque l’on passe de la position canapé à celle de lit. Le meuble était posé contre le mur et ne gênait pas le passage. Il n’avait rien à voir avec les détritus que l’on voit parfois joncher le sol après un déménagement ou un nettoyage par le vide. Ces choses usées dont les gens se débarrassent la nuit et qui font que les passants du lendemain se posent toujours la même question à la vue d’un fauteuil moisi ou d’un four rouillé : « mais comment peut-on vivre dans cette crasse ? ». C’était donc un simple canapé, usé, mais propre même si l’on pouvait voir des ressorts affleurer à la surface du matelas. Et sans la dispute entre le concierge et son ancien propriétaire, peut-être que ce clic-clac aurait fait le bonheur d’un bricoleur de passage dans le coin.

« - C’est devant votre immeuble qu’il fallait le déposer. Pas devant chez moi ! Pestait encore le concierge.
- Mais je vous dis que c’est les gens de la Mairie de Paris qui m’ont demandé de le déposer ici ! protestait l’autre. Leur camionnette fait tout un circuit ce matin et ça leur fait gagner du temps. Ils ne vont pas tarder. Je vais rester ici, jusqu’à ce qu’ils arrivent si vous le voulez.
- M’en fout, je veux pas d’amende ! »

Ma femme va encore se moquer de moi

Pour bien comprendre cette dispute, il faut savoir, qu’en théorie, on n’a pas le droit de déposer son rebus sur le trottoir. Cartons, grands sacs poubelles, vieux meubles ou vieil électroménager, tout cela n’est pas enlevé par les éboueurs et les amendes - infligées aux gardiens et concierges - ont tendance à se multiplier ces derniers temps. Il faut alors appeler un service particulier de la mairie de Paris et convenir avec lui d’un horaire précis d’enlèvement. La scène m’a d’ailleurs rappelé un fait divers d’il y a trente ans au moins. Cela s’était passé dans un immeuble du Clos Salambier à Alger. Pour se débarrasser d’un vieux réfrigérateur, une famille n’avait rien trouvé de mieux que de le jeter de nuit par la fenêtre. Il n’y eût pas mort d’homme mais l’appareil avait défoncé le sol et sectionné un câble électrique plongeant le quartier dans l’obscurité pour plusieurs heures. Si je me souviens bien, El-Moudjahid avait rempli au moins quatre colonnes sur ce sujet…

Mais revenons à la dispute. Une petite camionnette verte - avec moteur électrique - est arrivée presque aussitôt. Un jeune noir, habillé de vert et de jaune fluo (l’uniforme des agents de voirie), un peu étonné par l’attroupement, en est descendu et a chargé - seul - le vieux meuble. « - Vous aviez bien noté le rendez-vous, n’est-ce pas ? Dites lui que c’est vous qui m’avez demandé de poser tout ça ici, a demandé le quinquagénaire en arrachant une latte en bois du clic-clac. » L’employé de la mairie n’a pas répondu, se contentant de faire un signe affirmatif de la tête. « - Vous voyez, j’avais raison, s’est retourné l’homme vers le concierge. J’attends vos excuses, sinon… » Latte menaçante oblige, j’ai cru que la bagarre, physique, allait enfin commencer mais au lieu de cela le quinqua a soudain éclaté en sanglots. Déconcerté comme toute l’assistance, le Portugais s’en est retourné dans sa loge en haussant les épaules. « Une ville de fous », l’ai-je entendu murmurer.

Les badauds ont commencé à se disperser mais, pour ma part, j’avais encore du temps devant moi. « Mais pourquoi pleurez-vous comme ça, monsieur ? C’est parce qu’il vous a manqué de respect ? », lui ai-je demandé avec curiosité. L’autre ne m’a pas tout de suite répondu. Il a suivi la camionnette du regard jusqu’à ce qu’elle tourne à gauche au premier carrefour et disparaisse de notre vue. « Non, c’est rien, m’a-t-il dit ensuite. C’est du sentimentalisme mal placé. J’y tenais à ce canapé, vous ne pouvez pas comprendre .
- Vous y teniez ??
- Énormément mais je ne m’en rendais pas compte. C’est le premier meuble que j’ai acheté, vous voyez. Quand je me suis marié, il m’a suivi et il a survécu à tous nos déménagements. Je l’ai payé par facilités. Je me souviens encore du magasin où j’ai signé les chèques. C’était le Conforama du Pont-Neuf. Vous connaissez ce magasin ?

Souvent dans la rue, des inconnus vous parlent, se racontent et la seule bonne attitude, même pour un chroniqueur à la recherche de sujets, c’est de prendre du champ car, comme on le disait à Bord-el-Bahri, « danger psychiatré ». Mais là, c’était différent. L’homme avait l’air inoffensif et, croyez-moi, sa tristesse semblait immense. « - C’est pour ça que vous avez gardé cette latte ?
- Oui, oui, a-t-il convenu. Et d’ajouter en la soupesant de la paume : on peut battre un tapis avec, n’est-ce pas ? Le problème, c’est que ma femme va encore se moquer de moi. »


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