Un mardi matin. Tôt pour la saison. Mais de quelle saison parle-t-on ? Il pleut, il fait gris-noir, bref, vous l’aurez compris, c’est l’hiver qui s’invite sans façons, signe d’un climat qui se détraque quoiqu’en disent Bush et ses parrains pétroliers. La scène se passe dans une longue rue de la banlieue est de Paris, non loin d’une caserne de pompiers et à proximité d’une zone pavillonnaire aux grilles rouillées. De petites grappes humaines s’abritent comme elles peuvent sous les platanes aux feuillages détrempés. Moyenne d’âge, entre dix-huit et vingt-cinq ans, le présent chroniqueur faisant exception.
En arrivant, je cherche du regard un arrêt de bus ou une porte cochère mais nada de nada. Il va falloir faire avec la pluie et le stress d’avant examen.
— C’est vous l’examinateur ? m’interroge un boutonneux au dos déjà voûté.
Je le jauge quelques instants. Non, il ne se moque pas de moi. Il a l’air vraiment sincère. Je lui explique, que, comme lui, je ne suis venu dans cet endroit paumé que pour passer l’épreuve pratique du permis de conduire. Visiblement étonné, il part rejoindre d’autres post-adolescents et à leurs regards, je comprends que je suis leur sujet de conversation. On vient d’ailleurs vers moi. On veut savoir. « Permis annulé ? » me demande-t-on. « Permis étranger » est ma réponse qui contente tout le monde. Bizarre. Personne ne semble s’indigner du fait qu’un permis étranger ne soit pas valable en France. Jeunesse hexagonale, tu n’es plus ce que tu étais…
— J’espère que cette fois sera la bonne, soupire un petit gros livide. J’en ai assez de raquer pour rien. A chaque fois que tu échoues, il faut prendre des heures et payer le timbre. Bonjour la facture…
— T’en es à combien ? Lui demande une brunette, visage triste et pull noir à manches (trop) longues (c’est peut-être la mode).
— Trois fois.
— Non, t’as payé combien jusqu’à présent ?
Le petit gros hésite un peu puis lâche à regret :
— Déjà mille cinq cent balles.
— La même chose pour moi, confesse le dadais boutonneux qui, lui, en est à sa quatrième tentative soit autant que la brunette qui par contre n’a pas dit combien elle avait déboursé.
Ils parlent et essaient de cacher leur angoisse. Ils connaissent tous les centres d’examens du sud de Paris. Noisy-Le-Grand, Maisons-Alfort, Meudon,… Ils se refilent des conseils et invoquent les cieux pour ne pas « tomber » sur un examinateur antillais dont je n’ai pas retenu le nom mais qui semble être la terreur de tous les candidats. Dans leurs propos, l’argent revient souvent car tout échec est synonyme de nouvelles dépenses. Le coût moyen de cet examen est en effet de mille euros et il ne fait qu’augmenter année après année. Le gouvernement a bien lancé quelques plans d’aide du style « le permis à un euro » mais tout cela reste insuffisant. Résultat, le nombre de jeunes qui circulent sans permis explose aux quatre coins du pays alors que, jusque-là, le phénomène ne concernait que le monde rural.
Mais il n’y a pas que les jeunes qui sont tentés par la conduite sans permis. Ils seraient près de 2,5 millions de Français à conduire sans le précieux sauf-conduit rose ou avec un faux document (la contrefaçon de permis est telle qu’il n’est plus considéré comme un papier d’identité). L’argent n’est pas le seul responsable. De nombreux adultes qui ont vu leurs permis invalidés après avoir perdu tous leurs points n’arrivent pas à le repasser et abandonnent, écœurés notamment par la complexité de l’épreuve théorique. En 2005, plus de 33 000 personnes ont ainsi été contrôlées sans permis contre moins de 3 000 en 2002. On comprend pourquoi le gouvernement français a décidé de faire de la conduite sans permis un délit pénal.
Voici qu’arrivent les examinateurs. Longs moments de vérifications des dossiers, palabres à propos d’une enveloppe sans timbres : c’est le ballet classique de ceux qui entourent leur mission d’une solennité vaguement héritée de la bonne vieille troisième république.
— Monsieur Abitbol ! hurle enfin l’un d’eux.
Et le dit Abitbol — le petit gros au visage livide — se précipite vers la Citroën où a pris place, à l’arrière, le moniteur de son auto-école. Une demi-heure passe, le temps de deux manœuvres en zone urbaine, d’une conduite sur portion d’autoroute, et de deux arrêts prétextes à chaque fois à une question pratique (« expliquez ce que signifient les chiffres et les lettres inscrits sur la face latérale d’un pneumatique »). Puis c’est le retour de l’équipage Abitbol-examinateur-moniteur. Visiblement, le petit gros est content de lui.
— J’ai réussi tous mes contrôles, glousse-t-il devant le groupe.
Les contrôles… Rétroviseur, angle mort, il faut exagérer le geste pour convaincre l’examinateur et tant pis pour ceux qui, à leur époque, ont appris à conduire quand le rétroviseur droit était considéré comme un accessoire en option… Au moniteur, j’ai un jour parlé du démarrage en côte qui nous traumatisait tant du côté de Bordj-el-Bahri mais cela n’a pas eu l’air de l’impressionner. « Les contrôles et la gestion de l’allure », a-t-il répété.
L’allure… voilà un autre mystère. A votre avis, quand un panneau limite la vitesse sur autoroute à 90 km/h, qu’attend l’examinateur du candidat ? En toute logique, et conscient des grandes exigences de sécurité routière, vous allez me répondre 85 km/h, 80 km/h ou même moins. Tout faux ! Il faut rouler à 90 km/h, « au maximum autorisé », et ne pas craindre d’appuyer sur le champignon. Et pas de souci si on touche 92 ou 93 km/h. Déroutant.
C’est au tour de la brunette au visage chagrin. Dix minutes à peine après son départ, voici que la voiture revient. La jeune fille en descend en pleurs. Examen écourté pour cause de feu rouge non respecté. On fait mine de la consoler mais je discerne quelques sourires amusés. De toutes les façons, je n’ai pas le temps de trop y penser. C’est mon tour. Ceinture de sécurité, réglage du rétroviseur. Et c’est parti. Le résultat ? Par courrier, dans quelques jours, car le temps de l’annonce en fin de parcours est terminé pour cause de trop nombreux gnons distribués à des examinateurs jugés trop sévères ou trop injustes. Quand à vous dire ce qu’il y aura dans ce courrier, n’y comptez pas trop, car, comme on le dit du côté de Ténès, « ça te regarde pas ».