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LUTTES / CHRONIQUE DU BLÉDARD

Le taxi m’digoutti

lundi 4 septembre 2006 par Akram Belkaïd
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Paris, place Denfert-Rochereau. Un Renault Espace gris métallisé. Taxi parisien avec système GPS. Au volant, l’homme, « Algérois, en France depuis trente ans », moustache épaisse et lunettes d’écaille, a la cinquantaine grisonnante, le soupir facile et les épaules affaissées. « Ça peut pas être pire qu’hier ou ce matin » est sa réponse au bonjour poli du client soulagé d’avoir vu son taxi enfin arriver. Un peu surpris, on lui demande s’il parle du mauvais temps. Il acquiesce : quinze ans qu’il fait ce métier et c’est la première fois qu’il voit un mois d’août aussi minable. Pourquoi les gens sortiraient-ils sous cette pluie ? Pour aller où si ce n’est pour prendre un train ou un avion. « Trois heures d’attente pour embarquer un client à Roissy. C’est pas une bonne affaire, monsieur ».

Et les touristes ? Lui demande-t-on en se rendant compte que l’on prend le risque de s’approcher dangereusement de la frontière qui sépare les propos polis mais brefs de la conversation appelée à durer tout le trajet. Les touristes ? Il n’aime pas «  travailler ce genre de clients ». Jamais de monnaie, de gros billets, trop pressés, très méfiants – on leur a tellement dit de mal des taxieurs parisiens. Et puis, se mettre en cheville avec des rabatteurs qui traquent le Yankee ou le Nippon fortuné dans les grands hôtels, trop peu pour lui. A ce jeu, les Asiatiques sont imbattables.

Pourtant, il faut travailler dur, sept jours sur sept, douze heures par jour, pour sortir les six mille euros mensuels. Oui, monsieur, six mille euros pour rembourser les crédits. Crédits : des mots qui reviennent sans cesse sur ses lèvres. Un crédit pour le Renault Espace, un autre pour la licence de taxi. Deux boulets, monsieur, et croyez-moi, je n’ai pas peur de travailler. Je ne m’arrête jamais plus de deux jours et encore, il faut que je sois vraiment très fatigué. Parfois, je me réveille la nuit et je me surprends à renégocier avec les banques.

Les Gobelins. Nouvelle averse. Nouveaux soupirs. « C’est un temps de ‘dégoûtage’, monsieur ». Dégoût, égout, « digoûttage », « dégoûtage » gouttes de pluie, égouttage, dégoûté, «  m’digoutti », les mots dansent au rythme des balais d’essuie-glace. « Il faut que je change de métier. Taxi, ça ne rapporte plus comme avant. La belle époque du taxi parisien, c’est terminé. Trop de charges. Depuis le début de l’année, je perds 300 euros de pouvoir d’achat à cause de l’essence chère ». Baril qui flambe, État qui se remplit les poches avec 80% de taxes sur chaque litre de carburant vendu et qui rembourse si peu les taxieurs.

Un scooter avec caisson à l’arrière frôle le taxi, penche sur la gauche, déborde sur l’autre voie, manque de percuter une Citroën qui vient en sens inverse, se replace aussi vite à droite, manque encore de déraper. Coups de frein, klaxons, insultes. A Paris, la livraison express de sushi ou de pizzas vaut bien une vie. « Moi, monsieur, depuis que je suis en France, je n’ai été salarié qu’un an et encore, c’était à mon arrivée et je manquais d’expérience. Il faut que je sois mon propre patron, comme ça, pas de problèmes de racisme. La restauration rapide ça marche encore et, au moins, c’est quelque chose que je peux développer. Taxi avec un Espace, une Opel Zaphira ou une Mercedes, c’est kif-kif puisque la course reste au même prix. »

L’enfer c’est les autres, même dans un taxi

Boulevard de l’Hôpital. Embouteillage. Merci monsieur le maire Delanoë pour les couloirs de bus – qu’empruntent aussi les taxis, les trottoirs élargis, les travaux du tramway, le bruit, la poussière et la boue.

« Des fois, je me dis que ferai mieux de rentrer au bled ». On devine que le plus intéressant du propos va venir mais on feint tout de même l’étonnement. Au bled ? s’exclame-t-on. « En fait, non… C’est pas au bled que j’ai envie d’aller. Ce matin, oui, oui, ce matin je vous le jure, je me suis imaginé vendant ma licence pour acheter un camping-car. Je partirai sur les routes du monde. Seul. Loin de la famille qu’elle soit ici ou ‘là-bas’ ». Famille, Bled : On y est… « J’ai un ami qui a tout quitté il y a vingt-cinq ans. Des fois, je lui téléphone. Il est bien, heureux, vraiment heureux. Il ne regrette rien. Il s’est fait son bonheur loin de tout ». Être seul, ce n’est pas une solution lui répond-on à la fois inquiet de la tournure de la conversation mais toujours aussi curieux de la suite.

« Si, si, je serai bien, seul dans mon camping-car. Ma femme n’aime pas ma mère et ma mère n’aime pas ma femme. J’ai deux sœurs qui passent leur temps à se disputer entre elles et à critiquer ma femme quand elles ne sont pas fâchées avec ma mère. Et moi, je suis au milieu de tout ça. Je partirai avec mon camping-car en laissant ce qu’il faut à mes deux garçons – quinze et dix-huit ans, ‘ibarek fik’. Ils sont grands maintenant ».

Gare d’Austerlitz. Un scooter à terre. Déjà une ambulance. Est-ce le même que le précédent ? Possible, pas sûr. Pas le temps de voir, l’Espace s’est engouffré dans une brèche, seconde hurlante. « Ma femme est rentrée du bled hier. Avec des cadeaux pour moi ? Non, avec des histoires ! Ta sœur m’a fait ci, l’autre m’a fait ça. Ta mère m’a mal reçu et j’en ai assez qu’on en fasse moins pour mes parents que pour les tiens, etc., etc., etc. ! » Soupirs, encore. Du « dégoûtage » en live. Reprise nerveuse et suite de la complainte. « J’ai un cousin éloigné, quelqu’un que j’ai croisé une ou deux fois seulement dans ma vie. Ma mère me demande un certificat d’hébergement pour lui. J’ai que ça à faire ! Qu’est-ce qu’ils croient au bled, que l’argent, je le gagne en le ramassant ? »

Gare de Lyon. Voiture et compteur arrêtés mais pas le flot de paroles. « Ce qui est terrible, c’est que ma femme est une intellectuelle. Elle a fait des études, elle est allée à la fac mais je lui dit que sa seule manière d’exister, c’est de faire des histoires et de suivre les vieilles du bled dans leurs délires. Ça sert à quoi de faire des études pour allumer la tchaqlala ? Moi, je suis à des milliers de kilomètres de ça ». Course terminée et réglée. Le Renault Espace s’éloigne et, durant quelques instants, avec un inattendu vague à l’âme, on s’attend à le voir se transformer en camping-car, peut-être même l’espère-t-on.

Paru dans le Quotidien d’Oran du 1er septembre


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