Il est bientôt vingt heures trente. Les gardiens du parc ne vont pas tarder à porter le sifflet à la bouche pour signifier la fin du trot aux derniers joggers parmi lesquels une dame à la longue natte enrubannée dont je vous ai déjà parlé il y a quelques mois. Dans le ciel sans nuage et sans souffle aucun, un hélicoptère bleu file vers le nord-est, probablement à destination de l’aéroport du Bourget. Des fenêtres des immeubles s’échappent les derniers moments du journal télévisé. « Royal… Sarkozy… Bayrou… sécheresse… débat… censure… ».
En face du parc, la terrasse du restaurant affiche presque complet. On s’installe vite, bienheureux de ne pas avoir tardé en chemin. Voici d’ailleurs que se présente le couple qu’on a dépassé dans la rue en pente et qui hésite un peu devant l’infortune de n’avoir pour choix qu’un petit coin à l’intérieur de la salle. « Il va y faire trop chaud », dit la dame en nous lançant un regard noir. « Tant pis, il fallait arriver plus tôt », lui répond son accompagnateur qui capte, sans réagir, notre amusement goguenard.
On s’amuse mais on en néglige la règle essentielle qu’on se doit d’observer quand on entre dans un restaurant. La chose est simple : ne jamais oublier de parcourir les tables du regard, le but n’étant pas de chercher un visage ami, connu ou même ennemi – quoique –, mais simplement de se faire une idée de la satisfaction des uns et des autres et d’en retirer des indices sur la probabilité de faire un bon repas. Et, pour les besoins d’une chronique, on peut aussi essayer de vite repérer ce qui méritera d’être un jour conté.
Mais quand on se souvient de cette règle, il est trop tard. Aux tables voisines, il n’y a guère de contentement ni même de conversation, ce qui est un vrai mauvais signe. Un couple et ses deux enfants affichent la mine de l’ennui, celle du père virant rapidement à l’impatience. « On n’aurait pas dû prendre de dessert », dit-il à son épouse sur un ton de reproche. Elle va pour protester mais retient sa réponse qu’on a peu de peine à imaginer : « mais c’est toi qui en voulais ! Il y a des fruits et des glaces à la maison ».
Et là, on réalise que cela fait un quart d’heure que l’on est assis et que l’on n’a pas vu la moindre trace de serveur. Il suffisait d’y penser : en voici un qui paraît petit, les cheveux graisseux, le visage serein, un pli ironique qui prolonge ses lèvres. Aussitôt, les bras se lèvent, les « s’il vous plaît » colériques fusent. L’homme slalome entre les tables en répétant les mêmes mots : « oui-oui, oui-oui ». Il semble se nourrir de toute cette agitation. Est-on en plein tournage d’une caméra invisible ?
Après coup, on se dit, comme à chaque fois, qu’il aurait fallu écouter son intuition et se lever car perdre une demi-heure est moins grave que de gâcher sa soirée. Mais voilà, les menus ont enfin été déposés et comme on a gardé un excellent souvenir d’une entrecôte d’Argentine à la fleur de sel partagée avec l’ami Abouchacha, on se dit qu’on est venu là pour se détendre et que rien ne presse.
Un second serveur, genre gringalet post-grunge, vient prendre la commande et, soudain, on se sent projeté vingt ans en arrière, installé à la table d’un restaurant d’Etat, à Tipaza ou à Zéralda ou dans n’importe quel autre complexe – c’est ainsi, n’est-ce pas, que l’on appelait les ensembles balnéaires hideux bâtis par Pouillon ? C’était toujours la même punition, avec un serveur ou un maître d’hôtel qui possédaient mille et une façons de dire : « si t’es pas content, c’est la même chose. On n’a rien de ce qui est écrit dans le menu et, de toutes les façons, tu seras pas servi avant deux heures. Mais en attendant, tu peux toujours manger le pain mais t’avises pas de demander du beurre ou de la margarine. Et l’eau minérale que t’as commandée, c’est celle du robinet et tu vas faire semblant de ne pas t’en rendre compte si tu veux être moins maltraité que les autres ». Ah le bon vieux temps du socialisme !
Et le gringalet parle. Curieuse cette manière qu’ont les serveurs parisiens de répondre « je n’en ai plus » quand on ose une commande originale. C’est le « je » qui me paraît intéressant et être révélateur du rapport que l’intéressé entretient avec le restaurant qui l’emploie. Il ne dit pas « on n’en a plus » ou « il n’y en a plus ». Non, il fait comme si tout cela lui appartenait et l’on ne peut s’empêcher de le plaindre.
On comprend la raison de la lenteur du service. Ils ne sont que deux serveurs là où il en faudrait quatre ou cinq. Voilà peut-être une illustration concrète et anticipatrice du « travailler plus pour gagner plus » qu’on nous promet. A ce propos, quand le gominé fait un numéro de provocation au détriment de deux pauvres anglaises qui se demandent ce qu’elles ont fait de mal, on ne peut s’empêcher de regarder longuement ses chaussures à talonnettes, ce dont il se rend compte et ce qui, aux braises qui s’allument dans ses yeux, scelle notre soirée dans le sens du pire.
Regardons ailleurs. À l’une des tables en bordure du trottoir, il y a trois jeunes, pantalons en toile, espadrilles de marque et polo blanc sur les épaules. Ils parlent d’un meeting à Bercy. On les sent contents jusqu’au moment où, surgi de la pénombre, un clochard fond sur eux et exige « soit une pièce de deux euros, soit des frites ». Livides, ils cherchent du regard le gringalet ou le court-sur-pattes gominé. Le premier est au bar, le second se détourne, ce n’est pas son affaire. C’est vraiment injuste, l’ordre injuste…
Inutile de vous parler de la nourriture. La dernière des gargotes d’Azazga-City a mieux à offrir. Il est temps de partir. En se levant, on se dit « plus jamais ». On se rappelle la phrase préférée de feu le mathématicien Aoudjehane qui, devant des amphis terrorisés, lançait son célèbre « vous êtes rayés du module ». Oui, rayé du module, le restaurant d’en face le parc. Mais avant de quitter le lieu, il faut attendre que la machine à débiter fonctionne correctement. Cinq, dix minutes, c’est bon, l’appareil crépite. « À la prochaine », crie le gominé. On se retourne et on regarde avec un sourire mauvais ses talonnettes. Oui, c’est méchant mais on a fait pire en abandonnant un pourboire qui veut tout dire. Dans la petite coupelle verte, repose en effet une terne piécette de cinq centimes d’euros. Quand elle est mesquine, la vengeance n’en est que plus délicieuse.
"ensembles balnéaires hideux bâtis par Pouillon "
!!
Où est-ce que vous êtes allé cherché ça ? Ces ensembles sont remarquables de sensibilité et de subtilité architecturale. Même si le service n’est pas à la hauteur … il est dommage de critiquer ainsi cette architecture, car il n’y a pas beaucoup d’autres références architecturales et urbaines de qualité en Algérie dans cette période. Ces ensembles mériteraient un jour d’être protégés et revalorisés. Parlez-en plus autour de vous …